Critique

Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese : ruée vers l’horreur

19 avril 2024
Par Félix Tardieu
Leonardo DiCaprio (Ernest Buckhart) et Lily Gladstone (Mollie Kyle) dans “Killers of the Flower Moon”. En salle le 18 octobre.
Leonardo DiCaprio (Ernest Buckhart) et Lily Gladstone (Mollie Kyle) dans “Killers of the Flower Moon”. En salle le 18 octobre. ©Apple TV+

Infatigable. À 80 ans, le cinéaste new-yorkais Martin Scorsese décoche avec une aisance déconcertante un film monumental dont la durée fleuve – près de 3h30 – se révèle nettement à la mesure des faits qu’il ambitionne de circonscrire. Le film est diffusé ce soir sur Canal+, voici notre critique.

Rares sont les cinéastes à pouvoir se targuer d’un quasi sans faute en guise de filmographie. Martin Scorsese affiche une santé de fer – d’un point de vue filmique, en ce qui nous concerne – et enchaîne les films (Le Loup de Wall Street, Silence ou dernièrement le crépusculaire The Irishman) qui pourraient tour à tour clore en beauté une œuvre déjà bien étoffée. Le célèbre réalisateur natif de Little Italy remet le couvert avec Killers of the Flower Moon, adaptation du best-seller de David Grann, journaliste adepte de la « narrative non-fiction » qu’Hollywood s’arrache et dont le dernier coup de force, Les Naufragés du Wager, est récemment paru en France.

Scorsese, l’âge de raison

Enroulé dans une fresque sur l’Amérique de la première moitié du XXe siècle, Killers of the Flower Moon affiche cette même morbidité déjà en suspension dans The Irishman (2019). En revanche, aucune trace (ou presque) de la mise en scène baroque et extatique des Affranchis (1990) ou de Casino (1996), ni du rythme endiablé des Stones, ni de la cadence survitaminée d’un Loup de Wall Street (2016) ou d’À tombeaux ouverts (1999). Pas de chemin de croix non plus – l’heure n’est plus, pour l’instant, à la confession. 

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Depuis quelques films, Scorsese se repose sur des plans plus longs, préférant à l’intensité de scènes éprouvantes une mise en place sobre, essentiellement faite de scènes de dialogues en champ-contrechamp au sein desquelles surgissent de vraies fulgurances (dont un certain nombre de plans zénithaux), un découpage moins tonique et somme toute une forme plus académique. Un tournant formel à ne pas confondre avec un quelconque ramollissement, le réalisateur de Taxi Driver (1976) témoignant plutôt d’une maîtrise et d’une cohérence rares.

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese (sortie le 18 octobre).©Apple TV +

Sur le papier, un tel projet (dont le budget digne d’un blockbuster avoisine tout de même les 200 millions de dollars) aurait pu aisément dérailler. Une crainte aussitôt évacuée tant chaque mouvement, chaque plan du film est méticuleusement pesé : rien de trop. Scorsese profite alors du classicisme assumé de sa mise en scène pour travailler au corps un récit ambitieux exhumant les fondations viciées d’un capitalisme retors.  

There will be blood

Le film lève le voile sur une série de meurtres qui endeuilla la communauté amérindienne des Osages dans les années 1920. Réputés pour leur incroyable richesse, les Osages se sont établis en Oklahoma après avoir été poussés à l’exil et se sont rapidement enrichis grâce à la présence abondante de pétrole sur leurs terres. Menant fièrement leur barque, ces derniers firent inévitablement des jaloux : voitures flambant neuves, vêtements à la mode, somptueux domaines et leurs familles servies par… des blancs, donnant ainsi à voir un impensé de la culture visuelle occidentale (et qui rappelle, dans un autre genre, un épisode savoureux d’Atlanta).

Mais voilà l’envers, pour ne pas dire l’enfer du décor : les Osages furent en réalité soumis à un système de tutelle pernicieux et profondément raciste, plaçant la gestion de leurs richesses entre les mains d’individus peu scrupuleux et ouvrant la voie à toutes sortes de stratagèmes en vue d’extorquer aux autochtones leurs redevances pétrolières. 

C’est sur le grand terrain de jeux de Fairfax, l’une des villes principales du comté d’Osage, que débarque Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), gaillard pour le moins benêt – à voir la moue façon Marlon Brando de l’acteur oscarisé, qui peine à se faire oublier – tout juste revenu du front et prêt à tout pour gagner la confiance de son oncle, William « King » Hale, grand propriétaire de bétail campé par un Robert de Niro absolument pétrifiant.

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese (sortie le 18 octobre).©Apple TV +

À ses côtés, Ernest apprend vite la leçon et entreprend de séduire une Osage fortunée, Mollie Kyle (Lily Gladstone). Leur rencontre signe le début d’une histoire d’amour torturée, d’emblée maudite, leur union matérialisant la stratégie de Hale consistant à placer ses petits bonshommes blancs auprès d’héritières Osages et, tel un vautour, d’attendre voire de précipiter leur mort en vue de s’accaparer leurs dividendes. Tout cela dans les ignobles contours de la légalité. 

Ce que le film de Scorsese parvient brillamment à enregistrer, parfois sans dire mot, c’est ce contrechamp de l’Amérique fantasmée des westerns de la période classique, ceux-là mêmes qui sont pourtant au cœur de sa cinéphilie (ceux de John Ford, pour ne pas les nommer). L’arrivée du train en gare de Fairfax dans lequel se trouve Buckhart rejoue quant à elle, d’une certaine manière, une scène mythique d’Il était une fois dans l’Ouest (Sergio Leone, 1968), mais comme recouverte d’un vernis noirâtre dévoilant la note d’intention de Scorsese : sonder les dessous grotesques et génocidaires de ce grand mythe qu’est l’Amérique. 

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De ce point de vue, le traitement que le cinéaste réserve à la violence est tout à fait significatif. Les assassinats qui vont peu à peu meurtrir l’entourage de Mollie y sont filmés avec une austérité formelle échappant à la temporalité du récit et s’inscrivent, avec une touche de roublardise, à rebours d’un imaginaire cinéphile tant gavé aux films de Scorsese qu’il lui arrive parfois d’occulter le sens d’un cinéma où la violence n’est jamais gratuite ni hors de portée d’un jugement moral – pour ne pas dire divin. Mis ainsi en scène de manière froide et clinique, les meurtres perpétrés chez les Osages s’insèrent en quelques plans fixes au milieu de scènes ultérieures comme un bruit sourd perçant l’opacité d’une horrible machination.

No sympathy for the devil  

Killers of the Flower Moon marque évidemment l’occasion pour Scorsese d’expérimenter pour la première fois le binôme De Niro/DiCaprio. L’un tire impeccablement son épingle du jeu, s’offrant certainement son plus grand rôle en deux décennies (mis à part The Irishman)… quand l’autre s’embourbe assez péniblement dans les mimiques d’un ingénu de première classe manipulable à souhait, qui parvient heureusement à émouvoir in extremis tant son affection sincère pour Mollie est contaminée en permanence par le complot dont il est l’une des ficelles. 

Des individus dérangés, désaxés, à la frontière du bien et du mal, De Niro en a joué  : La Valse des pantins (1982), Les Nerfs à vif (1991), Jackie Brown (1998), Heat (1995)… Mais rarement a-t-il incarné un mal aussi radical, son personnage se faisant passer pour le bienfaiteur de la communauté bien que chacune de ses poignées de main s’apparente à un arrêt de mort. Ce dernier traite après tout les Osages comme de simples actifs financiers : placement, assurance sur la mort, Hale les déplace tels des pions sur un échiquier et qu’il ne s’embête pas à sacrifier lorsque l’actif commence à perdre de sa valeur. 

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese (sortie le 18 octobre).©Apple TV +

Le face-à-face des deux comédiens aurait pu, mais ne prend heureusement pas toute la place, grâce entre autres à la présence lumineuse de Lily Gladstone, révélée chez Kelly Reichardt (Certaines femmes, 2016), dont le personnage complexe et ballotté de Mollie constitue le cœur émotionnel du film et le rattrape plusieurs fois en vol lorsque le réalisateur peine à redonner du rythme à l’ouvrage. 

Car il y a plusieurs films dans Killers of the Flower Moon – un western, un film noir et un film de procès –, que le scénario ne parvient pas toujours à concilier au fil de ces 3h30, malgré l’implication du casting, le soin apporté aux décors, la bande originale toute en pulsations signée Robbie Robertson (le guitariste de The Band, ancien compagnon de route de Bob Dylan, mort l’été dernier) ou la lumière quasi biblique de Rodrigo Prieto.

Ce côté très consciencieux du film lui fait parfois tort, à l’instar de costumes et d’accessoires trop proprets. Ce film foncièrement heureux de sa superbe, agitant l’étendard de ce que « devrait être » l’expérience cinématographique – et les moyens colossaux déployés pour parfaire l’illusion, ce dont Scorsese semble après tout s’amuser au vu de l’épilogue du film –, manque in fine d’un peu de sueur et de poussière. 

Si la dernière partie se repose enfin sur la trame quelque peu rouillée de l’enquête d’un tout jeune Bureau of Investigation (FBI) menée par l’agent White (Jesse Plemons), personnage qui était initialement censé tenir le rôle principal du long-métrage, Killers of the Flower Moon demeure un film magistral en ce que la marche génocidaire et capitalistique incube doublement à l’écran, à la fois à l’échelle d’un pays en pleine mutation – les premiers pas du FBI de J.Edgar Hoover, un racisme de plus en plus systématique pour ne pas dire systémique – et à l’échelle réduite de l’amour empoisonné de Mollie et Ernest, couple-cobaye confiné dans une maison de poupée.

C’est d’ailleurs dans cet espace clos que, logiquement, le film prendra par moments les contours d’un film d’horreur, dont le meilleur exemple reste cette caméra en lévitation dans la maison du couple après la survenue d’un événement effroyable, la scène donnant alors à voir le point de vue d’un monstre. Sans ambiguïté, le contrechamp ne tardera pas à dévoiler le regard défait et hébété d’Ernest, cette masse grotesque et tragique, ce pantin transi et ange de la mort qui s’ignore. 

Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, Lily Gladstone, Robert de Niro, Jesse Plemons, Brendan Fraser, 3h26, sorti le 18 octobre 2023 au cinéma et bientôt disponible en DVD et Blu-ray.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste