Entretien

Thomas Cailley : “Le Règne animal, c’est comme un germe mutant qui contamine l’histoire du plus intime au plus politique”

04 octobre 2023
Par Lisa Muratore
Romain Duris et Paul Kircher incarnent respectivement François et Émile dans “Le Règne animal”.
Romain Duris et Paul Kircher incarnent respectivement François et Émile dans “Le Règne animal”. ©Nord-Oest Films/StudioCanal/France 2 Cinéma/Artémis Productions

À l’occasion de la sortie du Règne animal, ce mercredi 4 octobre au cinéma, Thomas Cailley revient sur la fabrication du film. Tournage, réflexion sur l’altérité, design des créatures fantastiques, le réalisateur dévoilé par Les Combattants (2014), s’est confié à L’Éclaireur. Rencontre.

Le Règne animal est très dense dans son histoire, ses personnages et ses décors. Comment le long-métrage est-il né ? 

Le début, ça a été une rencontre avec une coscénariste, Pauline Munier, qui avait écrit un récit assez différent de celui qui est raconté dans le film, mais dans lequel il y avait une histoire de mutation animale. Je suis tombé par hasard sur ce projet, qui était en tout début d’écriture. Elle était encore étudiante quand je l’ai approchée afin de retravailler l’histoire. Quelques mois après ça, on a commencé une écriture à quatre mains depuis une page blanche. On se voyait tous les jours, on parlait, on discutait à bâtons rompus. On a procédé ainsi pendant de longs mois, en se forçant à ne rien figer sur le papier. Puis, un matin de novembre, je me suis posé à mon bureau et j’avais la structure événementielle de l’histoire. 

Romain Duris et Paul Kircher dans Le Règne animal. ©NORD-OUEST FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINÉMA - ARTÉMIS PRODUCTIONS

On a pu rentrer dans la tête des personnages avec plusieurs versions. J’ai aussi réécrit pendant la pandémie. Puis, j’ai continué seul en reprenant deux ou trois versions. À partir de ce moment-là, deux ans avant le tournage, je ne faisais plus que ça, c’est-à-dire que j’écrivais et que je commençais à préparer le film. C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à travailler avec des dessinateurs pour concevoir les transformations. Finalement, entre l’écriture, la préparation, le tournage et le montage, ce projet a duré quatre ans, ce qui est très long pour un film. 

À quel point le film que l’on découvre aujourd’hui est-il différent de l’idée d’origine ? 

Dans le scénario de Pauline, il y avait cette idée de mutation ainsi qu’un réseau de personnages que je trouvais intéressants. Mais nous avons changé la façon de fonctionner de la mutation. Dans l’idée originale, elle fonctionnait par crise pour pouvoir revenir à la normale, comme des loups-garous. Pour moi, il fallait que la mutation soit lente, progressive, qu’elle ne s’arrête pas, pour la contextualiser de manière réaliste.

De la même manière, à la base, le scénario se concentrait sur un père et son fils qui avait 14 ans. À un moment donné, le père était le personnage principal, alors qu’ici c’est finalement Émile, un adolescent de 17 ans, qui est au centre de l’histoire.

Pourquoi est-il important d’ancrer la mutation dans une société qui est déjà habituée à celle-ci ? 

C’est une question que l’on s’est vraiment posée, parce que quand il y a une irruption du fantastique dans le réel, évidemment, ça doit surprendre les personnages. Si on traitait du patient zéro, tout le film allait basculer dans un état d’urgence permanent, de panique, afin d’essayer de comprendre pourquoi cette mutation a lieu. On tombait dans une sorte de polar en blouse blanche dans lequel nos personnages allaient tenter de trouver un remède.

« Le Règne animal, c’est un cinéma des genres. Ça m’intéresse quand la comédie côtoie le tragique, quand l’intime côtoie le spectaculaire, quand le réalisme côtoie le fantastique. »

Thomas Cailley

Ce que je trouve hyper intéressant dans l’idée de démarrer deux ans après, c’est que la société a eu le temps de s’adapter, du moins le croit-elle, sans pour autant remettre en cause ses fondements principaux. La norme fait avec et ça, c’est une situation que l’on connaît bien : tant que l’on n’est pas devant le mur, on continue. C’est ce qui se passe avec le changement climatique, c’est ce qui s’est passé avec le Covid. Ça permet de voir comment un monde glisse.

Comment les personnages se positionnent-ils moralement ? C’était des questions qui étaient plus intéressantes que de savoir d’où venait la mutation et comment on la combat. Ça permettait de faire coexister à la fois des scènes qui peuvent être effrayantes et des scènes qui peuvent être drôles. Ça permettait d’accueillir cette variété de ton à laquelle je suis attaché. 

Peut-on définir Le Règne animal comme un film appartenant au cinéma de genre tel qu’on se l’imagine aujourd’hui, c’est-à-dire un cinéma de l’étrange ? 

Quand on me demande à quoi correspond Le Règne animal, je dis que c’est un cinéma des genres. Ça m’intéresse quand la comédie côtoie le tragique, quand l’intime côtoie le spectaculaire, quand le réalisme côtoie le fantastique. Je trouve que c’est beaucoup plus intéressant quand on est au milieu des vents contraires. Quelque part, je pense même que c’est un gage de réalisme, car c’est rare que dans nos vies, on rencontre des situations qui sont purement noires ou blanches. On est sans arrêt sur des zones grises et je trouvais ça plus riche. Parfois, je le qualifie aussi de film d’aventure, car on peut avoir des scènes qui sont drôles, mais aussi flippantes. 

Romain Duris et Paul Kircher dans Le Règne animal. ©NORD-OUEST FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINÉMA - ARTÉMIS PRODUCTIONS

À quel point Le Règne animal est-il un film politique ? 

J’ai toujours vu le film comme un ensemble de poupées gigognes. Je dirais qu’au centre, ce qui me plaisait dans cette idée de la mutation réaliste, c’est que ça irriguait la forme aussi. On voit que le concept va partir de l’intérieur vers l’extérieur. On va voir que ça va impacter le corps de ce jeune homme : on va regarder comment il se transforme, comment il change, ce qui va permettre d’accéder métaphoriquement au passage à l’âge adulte et au récit d’initiation. La deuxième poupée gigogne, ce serait la relation avec son père. Comment la mutation va transformer leur rapport ? Comment on passe d’une transmission qui s’effectue dans un sens unique du père vers le fils, à une transmission qui s’effectue dans les deux sens ? 

Adèle Exarchopoulos dans Le Règne animal. ©NORD-OUEST FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINÉMA - ARTÉMIS PRODUCTIONS

Comment le fils fait-il évoluer le père ? François évolue autant qu’Émile pendant l’histoire. Et comment ça transforme le monde, c’est-à-dire comment chaque personnage se positionne moralement dans un monde qui glisse ? Comment les pulsions sécuritaires, violentes, de rejet s’expriment-elles ? Comment un acte inconditionnel d’amour peut-il s’exprimer ? Qu’est-ce que ça veut dire, désobéir ? C’est quoi le regard sur la différence ? Le film est comme un germe mutant qui contamine toutes les strates de l’histoire, du niveau le plus intime au niveau le plus politique. C’était ça toute l’ambition du projet.

Selon vous, qui sont les plus malades ? Ceux qui sont infectés ou bien ceux qui ne se transforment jamais ? 

Les gens dans le rejet ne font pas très envie. François recharge son logiciel. Au début du film, ce qu’il veut, c’est un retour à la normale. Il espère ça, mais à la fin du film, il va finir par embrasser ce changement, il l’accueille, il l’accepte. Il essaie d’aider autant qu’il peut, il est dans la compréhension, l’entraide, le partage. Un regard qui a changé, en tout cas. Il y a d’autres personnages qui malheureusement sont paralysés par la peur, parce que ça les renvoie à eux-mêmes, à quelque chose qu’ils n’arrivent pas à accepter. 

« On voulait que le regard se déplace vers les créatures, qu’on apprenne à les regarder, qu’on apprenne à ne plus en avoir peur, et qu’on ait envie de les côtoyer, de les comprendre, de les connaître. »

Thomas Cailley

C’est là où c’est intéressant cette question de mutation lente, qui n’allait pas de soi au début de l’écriture. À quel moment on n’est plus le semblable de l’autre ? À quel moment est-on étranger à soi-même ? À quel moment devient-on animal ? Je n’ai pas la réponse, car ça devient une frontière qui est poreuse.

Cette part humaine et animale est également poreuse dans le design des mutations. Comment avez-vous imaginé tous ces personnages ?  

On a utilisé la théorie de « la vallée de l’étrange ». C’est un Japonais qui l’a théorisée dans les années 1980 en utilisant les robots. Quand on fait des robots qui ressemblent à l’homme, plus ils lui ressemblent, plus on a de l’empathie pour eux et donc plus on les accepte. Or, s’ils commencent à ressembler trop à l’homme, ils tombent dans la « vallée de l’étrange », parce qu’ils lui ressemblent, sans être des humains.

À ce moment-là, ça devient extrêmement gênant, il y a même un réflexe de rejet. Puis, si on remonte de l’autre côté de cette vallée et que l’on repousse la différence, on a de nouveau de l’empathie. Il y a un creux qui est humain, sans l’être vraiment. C’est précisément l’endroit qui nous intéresse, parce qu’on veut qu’il soit encore humain, mais qu’il ne le soit plus. On a dû traverser cette vallée de l’étrange tout en ayant de l’empathie pour les mutants. On voulait que le regard se déplace vers les créatures, qu’on apprenne à les regarder, qu’on apprenne à ne plus en avoir peur et qu’on ait envie de les côtoyer, de les comprendre, de les connaître.

« Paul, c’est tout et son contraire. C’est ça qui est génial. Il dégage une fragilité folle et une puissance considérable qui est hyper explosive, hyper sauvage, et qui demandait à être libérée. »

Thomas Cailley

Comment arrive-t-on à les mettre en scène techniquement et devant la caméra ? 

Techniquement, on a travaillé la phase de design avec un auteur de BD qui s’appelle Frederik Peeters et qui a dessiné Saccage, un roman graphique sublime. J’étais tombé dessus au moment où on finissait l’écriture. On a travaillé ensemble pendant quelques mois afin de dresser un bestiaire en essayant de taper dans toutes les branches de l’évolution.

On a vite compris que les créatures devaient se déplacer vers autre chose, sinon ça risquait d’être trop réducteur. Il fallait montrer des phases transitoires, car ça devait être troublant. Cette phase troublante, c’est la plus intéressante finalement, car il y a encore de l’humain, mais plus vraiment. Ça a été un premier travail, puis on a collaboré avec des caracters designers pour donner aux dessins des formes plus réalistes. On a aussi fait un casting de corps, avec en parallèle un travail de storyboard, tout en anticipant la question du mouvement 3D des créatures. 

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On est vraiment passés par toutes les questions avec tous les chefs de postes (chef opérateur, chef déco, chorégraphe…) pendant plus d’un mois en prenant le storyboard scène par scène. Finalement, on a décidé de ne pas s’arrêter sur une technique, mais de toutes les choisir. On a choisi de toutes les hybrider, car on a senti que l’on irait plus vite que le regard du spectateur. On a également proscrit tous les fonds verts ou les acteurs avec des capteurs. On a tout tourné en décor réel pour avoir la lumière et la nature autour de nous. C’est hyper triste de faire un film sur la rencontre du vivant et de la biodiversité pour se retrouver à tout faire en post-production !

Il y a aussi un travail sur les corps dans le mouvement et dans les costumes. Comment avez-vous travaillé techniquement avec vos acteurs ? 

La chose la plus importante, c’est de partir du corps de l’acteur. Une fois que l’on a trouvé sa limite, comment peut-on l’aider ? Ça passe par le maquillage, les prothèses, des effets de plateau convaincants, des câbles… C’est drôle, car on se disait que le film était sur la mutation et les acteurs étaient eux-mêmes hybridés. 

En parlant des acteurs. Comment s’est passée votre rencontre avec Romain Duris, Paul Kircher et Adèle Exarchopoulos ? 

Je ne pense pas du tout aux comédiens au moment de l’écriture. J’ai commencé le casting par Émile, puisqu’il est au centre du canevas. Paul incarne Émile, et je ne sais pas comment le dire autrement, mais j’aimais tout ce qu’il était, tout ce qu’il proposait, même ce qu’il ne proposait pas. Il y a un mélange de voix, il y a une pureté folle. Paul, c’est tout et son contraire. C’est ça qui est génial. Il dégage une fragilité folle et une puissance considérable qui est hyper explosive, hyper sauvage, et qui demandait à être libérée. 

Paul Kircher dans Le Règne animal. ©NORD-OUEST FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINÉMA - ARTÉMIS PRODUCTIONS

Il s’est aussi physiquement beaucoup engagé sur le film. Il y a eu toute une phase avec une chorégraphe pour apprendre à se comporter dans son monde, dans son devenir animal, à inventer tout un lexique de mouvements, de respiration, d’interaction. Il est arrivé sur le plateau avec une large palette d’émotions. 

Pour Romain, je me rappelle de son sourire pendant les essais. À un moment donné, il a éclaté de rire, et je me suis dit que ce sourire me faisait énormément penser à celui de Romain jeune. Il se trouve que c’est un acteur qui a vraiment compté durant mon adolescence, et que j’avais découvert avec Le Péril jeune. C’est vraiment un comédien que j’ai regardé comme étant un semblable. Il a adoré le scénario et, avec Paul, ça a marché tout de suite. Au bout de quatre secondes, je ne voyais plus des acteurs, je voyais un père et son fils. 

Bande-annonce du Péril jeune de Cédric Klapisch.

Concernant Adèle, je pense qu’elle nous a fait un gros cadeau en jouant dans le film. Elle est déjà très reconnue, mais quand elle a lu le scénario, elle a adoré. Elle m’a dit : “Je ferai tout ce que tu veux, vraiment, même un tentacule ! » Je trouve qu’elle a une force naturelle. Elle apporte de l’humour au film, un aplomb désarmant et irrésistible. Son personnage de flic est décalé des autres et, en même temps, c’est la seule qui a du bon sens. 

Après le tournage et le Festival de Cannes, quel souvenir gardez-vous du film ? 

On a terminé le film quatre jours avant de le montrer à Cannes. Il y avait une vraie joie et en même c’est un événement très violent parce que, d’un coup, tout le monde s’en empare. C‘est très stressant et intense, car on a l’impression que la vie du film se joue en France et à l’étranger en 48 heures, mais ça s’est extrêmement bien passé, on était ravis ! 

Bande-annonce du Règne animal.

On dit souvent que les films sont des expériences humaines et collectives. C’est vrai que Le Règne animal a été tout particulièrement collectif. On a eu un mélange de savoir-faire, de compétences, au carrefour de l’art et de l’artisanat. On a fait un projet qui a pris vie, c’était vraiment miraculeux. Après, l’un des souvenirs forts que je garde, c’est la scène de course-poursuite dans les champs de maïs, qui a été un moment apocalyptique, car on a traversé toutes les conditions météo les plus extrêmes. On a presque partagé les mêmes angoisses que les personnages. C’est un moment qui a été arraché à des conditions extrêmes. C’était épique !

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste