Entretien

Raconter l’intime, épisode 3 avec Florence Dupré la Tour : “Il y a une ambivalence intrinsèque à la gémellité“

20 septembre 2023
Par Clara Authiat
Florence Dupré la Tour.
Florence Dupré la Tour. ©Rita Scaglia

D’un œil extérieur, la gémellité est une relation étrange, quasi mystique. Afin d’assouvir cette curiosité et de percer ce mystère, L’Éclaireur est allé à la rencontre de Florence Dupré la Tour, qui publie la deuxième partie de sa bande dessinée Jumelle.

Fusionnel·le·s… jusqu’à quel point ? C’est la question qu’on se pose tous et toutes, y compris les jumeaux et jumelles, et qui est au cœur de cette bande dessinée. Dans Jumelle (Dargaud), Florence Dupré la Tour dissèque le lien qui l’unit à sa sœur jumelle, de sa naissance à sa majorité. Elle continue ainsi de creuser le sillon du récit de soi, entamé en 2016. Avec Cruelle (Dargaud), elle explorait son rapport aux animaux, puis vint Pucelle, l’occasion de se questionner sur sa sexualité. En 2023, elle a publié Jumelle, en deux tomes.

Intitulée Inséparables, la première partie de ce diptyque était placée sous le signe de la fusion. Le second, qui clôt ce premier cycle autobiographique consacré à l’enfance, s’intitule Dépareillées. Le comble pour des jumelles ? En effet, dans cet album, Florence Dupré la Tour met la quête de l’identité, la sienne, au cœur de tout. Qui est-elle en dehors de ce couple gémellaire ? Après une petite enfance idyllique au cours de laquelle les deux sœurs sont indissociables, l’entrée dans l’adolescence va tout chambouler : les goûts vestimentaires et les hobbies changent, la découverte de la sexualité s’accélère, puis les questionnements autour du genre taraudent l’héroïne…

Couverture de Jumelle, de Florence Dupré la Tour. ©Dargaud

La jeune Florence marche alors sur une ligne de crête, oscillant constamment entre une volonté de fusion quasi totale avec sa sœur et un puissant désir d’affirmation personnelle. Se ressembler ou se différencier, telle est la question. Un récit drôle et déchirant à la fois, qui place l’amour sororal au centre de tout. Alors, comment travailler un sujet aussi intime que celui de la gémellité ? Florence Dupré la Tour répond à toutes les questions de L’Éclaireur sur ce travail d’introspection.

Qu’est-ce qui vous a poussée à vouloir raconter votre enfance en bande dessinée ?

Je n’avais pas tellement le choix, ça s’est comme imposé à moi. C’est assez inexplicable, mais j’avais besoin de transformer cette matière, qui est celle des souvenirs, en autre chose. Comme un processus de transformation afin de pouvoir me consacrer à d’autres récits.

Cruelle, Pucelle et Jumelle sont des récits autobiographiques. Comment travaille-t-on les souvenirs avec toute leur vérité, mais aussi leurs oublis ?

Cela dépend du rapport que l’on a avec l’écriture. Pour ma part, j’ai besoin d’apporter énormément de distance avec les souvenirs, en utilisant un ton à la fois tragique et comique. C’est-à-dire que je peux dire des choses assez dures, mais j’utilise toujours une pirouette, qui est l’humour. Cela me permet d’avoir l’impression de ne pas être trop pesante.

« J’avais besoin de transformer cette matière, qui est celle des souvenirs, en autre chose. »

Florence Dupré la Tour

Ces trois récits traitent chacun une facette spécifique de votre enfance. Pourquoi choisir de les aborder dans cet ordre ?

C’est celui qui m’a semblé le plus simple. J’y suis allée progressivement vers le plus intime. D’abord, le rapport aux animaux et la cruauté dont on peut faire preuve envers eux dans Cruelle. Puis, le rapport à la sexualité dans Pucelle, qui m’a demandé beaucoup de temps de réflexion, de mise à distance et d’écriture.

Et enfin, le sujet qui, pour moi, était le plus complexe, celui de la gémellité dans Jumelle. Ce crescendo intimiste se retrouve également dans la palette de couleurs qui accompagne chaque album. On commence avec le noir et blanc dans Cruelle, puis on passe à la bichromie rose et blanc dans Pucelle, pour finir avec l’ensemble des couleurs dans Jumelle.

Couverture de Pucelle, de Florence Dupré la Tour. ©Dargaud

Pour revenir à Jumelle, le premier tome s’intitule Inséparables et le deuxième Dépareillées. Ce diptyque fait comprendre aux lecteurs et lectrices que la gémellité est une chose aussi merveilleuse que terrible…

Tout à fait. Il y a une ambivalence intrinsèque à la gémellité, parce qu’on vit une expérience extrêmement forte. Tout est extrême dans la gémellité. Une relation très intime, presque indicible, nous relie très fortement à notre jumeau ou jumelle.

« Le dessin est un langage qui n’utilise pas les mots. »

Florence Dupré la Tour

Dans la plupart des cas, ce lien s’accompagne également d’un désir très fort d’indépendance et de singularité… On a en même temps envie de se ressembler et de se différencier à chaque instant. C’est cette contradiction que j’ai voulu raconter dans cette bande dessinée.

Au-delà de la question de la gémellité, vous exposez également la sphère familiale et l’ensemble des tabous qui la compose. Selon vous, est-ce que le médium de la BD est particulièrement adéquat pour raconter l’indicible ?

Absolument. Tout d’abord, le dessin est un langage qui n’utilise pas les mots. C’est un mode d’expression du ressenti. Comme le tabou qui ne se dit pas, mais se ressent par des signes et des attitudes, sans arriver à le nommer. En outre, la BD utilise l’ellipse. Entre deux cases, il y a tout ce qui s’est passé, mais qui n’est pas montré, et qui est donc suggéré. Les tabous familiaux et les non-dits travaillent l’imaginaire comme peut le faire l’ellipse narrative.

Comment ont réagi votre famille et votre entourage en découvrant l’album ?

Certains les ont lus, d’autres je ne sais pas… Il y a bien sûr eu des réactions, certaines positives, d’autres négatives. Le dessin est un langage formidable, mais qui réduit. Donc, forcément, lorsqu’on touche à la famille, à la représentation de quelqu’un, cela peut déplaire.

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Est-ce que ce n’est pas difficile, à la longue, d’être dans l’introspection ? Vous n’avez pas envie de revenir à des sujets plus légers ?

Dans mes bandes dessinées précédentes, j’ai toujours oscillé entre les deux, entre des sujets plus légers et une introspection à la machette [rires]. La deuxième partie de Jumelle clôture cet épisode de l’enfance, mais j’ai entrepris ce travail autobiographique et j’irai jusqu’au bout, tout en abordant des sujets différents.

Quels sont les dessinateurs et dessinatrices de BD qui vous touchent et que vous recommanderiez, notamment sur la thématique de l’intime et du récit de soi ?

Pour moi, il y a Aude Picault et Catherine Meurisse. Ce sont deux autrices et dessinatrices qui m’inspirent beaucoup dans leur manière de se raconter.

Jumelle (tome 2), de Florence Dupré la Tour, Dargaud, 216 pages, 21,50 €.

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