À l’occasion du Champs-Élysées Film Festival, L’Éclaireur a eu la chance de s’entretenir avec Pénélope Bagieu, dessinatrice de bandes dessinées (Culotées, California Dreamin’, Sacrées Sorcières). Membre du jury de la sélection longs-métrages, en juin dernier, l’artiste est revenue sur son travail, sur le lien entre la BD et le cinéma, mais aussi sur ses recommandations estivales. Rencontre.
Comment percevez-vous l’impact d’un festival de cinéma tel que le Champs-Élysées Film Festival sur votre écriture ?
Je suis très flattée de faire partie du jury. J’aime bien quand on me fait faire des choses qui sortent de la BD, car ça me nourrit beaucoup. Quand ça va décanter, tous ces films auront planté des graines de façons différentes pour raconter une histoire. Je ne fais que voir des films mortels ! Pendant une semaine, je me nourris, je remplis ma tête de références très différentes.
Selon vous, quel est le lien entre l’univers de la BD et celui du cinéma ?
Les gens qui racontent des histoires en cinéma et en BD se posent les mêmes questions. La langue et la grammaire ne sont pas les mêmes, mais on cherche à faire la même chose. On a une histoire dans la tête que l’on voit très bien, et il faut que l’on trouve un moyen de la rendre intelligible, que des gens puissent partager cela avec nous. Il faut qu’on arrive à sortir de notre crâne ce truc et qu’on arrive à faire quelque chose qui est proche de ce qu’il y avait dans notre tête à la base, par des méthodes différentes.
Est-ce une approche que l’on peut également attribuer aux romans et à la littérature en général ?
Je crois que c’est valable également pour les romans, pour en avoir parlé avec des amies romancières. Quand je leur explique ça, j’ai l’impression d’avoir inventé la roue alors qu’elles vont m’affirmer qu’elles ont la même technique de narration pour leurs romans. Chaque mot est une petite pièce que l’on place pour guider quelqu’un dans notre histoire.
« Le cinéma indépendant est le plus proche cousin de la BD. »
Pénélope Bagieu
En BD, on pense en termes de mise en scène, mais, à la différence du cinéma, on n’a pas de contrainte de temps et on n’a pas de mouvement. Il faut que l’on choisisse les images fixes de manière à ce que les lecteurs et lectrices connectent les points et remplissent les vides. Je dois faire le pari que le lecteur va comprendre ce qu’il se passe entre les deux cases. On n’a pas de limites. En revanche, en dévorant des films, je me rends compte que l’on a pas le son, alors que c’est un outil incroyable. C’est un acteur de plus pour raconter une atmosphère.
Cela vous donne-t-il envie de passer derrière la caméra, peut-être en tant que scénariste ?
La BD, c’est vraiment ma chapelle. Selon moi, c’est vraiment le meilleur moyen de raconter une histoire. Plus je vois des films, plus je me dis que ce n’est pas fait pour moi. J’adore en regarder et me nourrir de ces images, mais je suis sûre que je m’amuserais beaucoup moins. Il faut beaucoup partager le pouvoir dans le cinéma, alors que, quand on est autrice de BD, on fait tout et on est Dieu.
Comment définiriez-vous votre univers en BD ?
C’est un peu compliqué à définir, car je fais des choses différentes à chaque livre. Je vois très bien le fil directeur entre mes histoires, car j’essaie de parler de gens qui amènent les lecteurs et les lectrices à se dire : “J’ai l’impression que je connais des gens comme ça”, ou “J’ai l’impression que je suis un peu comme ça, moi aussi.” Je veux créer de l’empathie.
J’ai aussi cette notion d’ordinaire dans mes œuvres, même quand mes personnages ne sont pas “normaux”. Dans Culottées (Gallimard, 2016-2017), je veux qu’on comprenne l’impératrice et qu’on se dise : “C’est fou, c’est une impératrice, et pourtant j’aurais réagi comme elle.” Je veux vraiment faire la passerelle entre deux mondes.
Est-ce que cette approche de l’intime et du quotidien, qui est très présente dans votre univers, peut être mise en parallèle avec les codes du cinéma indépendant ?
Probablement ! Je pense que le cinéma indépendant est le plus proche cousin de la BD. Généralement, les gens pensent que la BD c’est les super-héros, alors qu’en fait on essaie de parler aux gens, de parler de l’intime avec quelques petits moyens. En parlant de nous, on parle de tout le monde. C’est la même dichotomie entre le cinéma indépendant et les gros blockbusters, finalement.
Avez-vous une héroïne que vous préférez parmi toutes celles que vous avez créées ?
En ce moment, c’est assez difficile de parler de mes livres, car je suis en train d’en faire un autre. Du coup, je suis complètement obnubilée par ça. Je ne pense qu’à ma prochaine héroïne. C’est vraiment comme être dans une nouvelle histoire d’amour !
Peut-être que celle avec laquelle j’ai passé le plus de temps dans la longueur et qui est devenue une vraie personne, qui vivait avec moi, c’est Mama Cass, parce que quand j’ai fait California Dreamin’ (Gallimard, 2019), c’était 300 pages de biographie de la même personne, qu’on retrouve de son enfance à l’âge adulte.
Comment décririez-vous votre relation avec vos personnages ?
Je dirais que ce sont des colocataires que l’on finit par connaître par cœur. Les personnages de BD se construisent de l’intérieur. Finalement, l’aspect qu’on leur donne, c’est ce qui intervient en dernier.
« Quand on est dessinateur, on vit 14 vies dans la journée. C’est pour cela que l’on fait ce métier. Nous sommes souvent introvertis, donc c’est notre façon de vivre des choses très variées. »
Pénélope Bagieu
Avant cela, on les fait vivre dans notre tête jusqu’à ce qu’ils soient réels, parce qu’il faut qu’à la fin, il y ait un tel niveau de véracité qu’il n’y a plus de questions à se poser sur leurs réactions. Il faut que leurs réactions soient hyper évidentes. Il faut que leurs expressions du visage tombent du ciel. C’est aussi pour cela que c’est triste quand on finit une BD, parce que c’est comme si on quittait vraiment quelqu’un.
Comment appréhendez-vous le processus d’écriture des personnages d’une BD ?
En BD, c’est un peu comme quand on parle de quelqu’un qu’on connaît à quelqu’un d’autre. Au début, ce sont des choses très schématiques, puis, au fur et à mesure, on finit carrément par trouver sa façon de tenir son café, jusqu’à ce que son apparence coule de source.
C’est hyper cool quand l’apparence visuelle est évidente, parce qu’après c’est un peu comme Monsieur Patate ; on a plus qu’à jouer avec pendant 200 pages. Je dirais que cela se construit en imaginant vraiment que c’est une personne. Ça m’arrive aussi de jouer mes personnages. Il faut vraiment que je vive ce que j’écris. C’est ça qui fait la particularité de la BD par rapport au cinéma, car quand on est autrice de BD, on est tous les acteurs soi-même.
« C’est chouette qu’il y ait de plus en plus d’espace pour des conversations qui n’auraient certainement pas eu leur place dans un festival il y a dix ans. »
Pénélope Bagieu
Ce n’est pas possible de dessiner quelqu’un qui est très fâché sans refaire cette personne. À la fin de la journée, on a vraiment un épuisement émotionnel. Quand on est dessinateur, on vit 14 vies dans la journée. C’est pour cela que l’on fait ce métier. Nous sommes souvent introvertis, donc c’est notre façon de vivre des choses très variées. C’est un métier d’acteur, de metteur en scène, de chef-décorateur, de costumier…
On vous connaît également pour votre engagement féministe. Cette année, le Champs-Élysées Film Festival accueillait la sélection Girl Power. Quel regard portez-vous sur cette initiative ?
C’est intéressant, j’en parlais avec Nine Antico, qui était donc à la table ronde de Girl Power. On parlait de la joie que ces rencontres provoquent, de femmes qui sont liées au cinéma et qui viennent parler d’un autre cinéma, d’un autre regard.
Elle me confiait que ce qu’elle trouve vraiment pertinent, c’est qu’il y a toutes ces générations qui se croisent ; que c’est ça aussi qui donne de la richesse à cette sélection parallèle. C’est chouette qu’il y ait de plus en plus d’espace pour des conversations qui n’auraient certainement pas eu leur place dans un festival il y a dix ans.
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Les recommandations estivales de Pénélope Bagieu
Le livre qui parle d’amour, idéal pour l’été ?
Il n’y a pas très longtemps, je pense que j’aurais encore répondu Belle du seigneur (1968) qui, pour moi, était vraiment le manuel de l’amour. Mais c’est tellement triste de dire ça, parce que c’est une vision tellement triste du couple.
Je pense que j’ai vraiment passé 20 ans à penser que Belle du seigneur, c’était l’alpha et l’omega de la routine du couple qui croit qu’il va réinventer un truc qui n’a jamais existé alors qu’en fait c’est toujours pareil… C’est une vision un peu tristounette. Je pense que je ne suis plus trop d’accord avec cela aujourd’hui. Voici, une non-recommandation sur l’amour [rires].
Quelle est l’œuvre qui vous obsède ?
Je sais pas si on peut dire que ça m’obsède, mais en tout cas c’est le livre que j’ai lu le plus souvent, que j’ai relu tous les dix ans, et dans lequel je trouve toujours de nouvelles choses : c’est la saga Dune, qui est vraiment le premier livre que j’ai aimé de toutes mes forces quand j’avais 13 ans, et que j’ai relu à chaque fois par hasard, parce qu’on m’offrait une nouvelle édition tous les dix ans. Je pense que cette saga a quelque chose d’intemporel et de magnifique.
Une œuvre à conseiller pour rire cet été ?
Il y a une série de BD qui s’appelle Francis blaireau farceur (Cornelius, 2013) de Claire et Jake Raynal. Je ne peux pas la lire à voix haute sans pleurer rire. Je ne peux pas finir les phrases, il faut que je m’arrête, j’ai mal au ventre, je ne peux plus respirer… Pour moi, c’est vraiment une série à offrir aux gens qui n’ont pas le moral. Ce sont de petites BD, c’est l’histoire de Francis, c’est un blaireau et il lui arrive plein de trucs à chaque fois. C’est du pur génie.
L’œuvre qui vous fait pleurer, mais que vous conseilleriez quand même ?
Je pleure hyper facilement. Il faut savoir que je pleure beaucoup plus aisément que je ne ris. Je ne pleure pas seulement parce que c’est triste. Parfois, je pleure, car c’est trop beau. Parfois, je pleure parce que les personnages sont contents. Je pense au roman La Discrétion (Pocket, 2021) de Faïza Guene et à une scène à la fin où le personnage principal, qui est la maman un peu âgée de l’héroïne, va se baigner dans une piscine, et c’est la première fois qu’elle se baigne. Elle rit de joie parce qu’elle découvre la sensation de la piscine. J’ai pleuré pendant 20 minutes. C’était tellement beau, à tel point que quand mon copain est rentré à la maison, je lui ai raconté, et j’ai pleuré en lui racontant [rires].
Quelle est l’œuvre que vous attendez le plus cette année ?
Je me répète peut-être, mais c’est la deuxième partie de Dune. La date de sortie est notée dans mon téléphone. J’ai trouvé que l’adaptation de Denis Villeneuve avait un truc qui était super, c’est qu’on sent que c’est un vrai fan. Et nous, “la commu” des fans de Dune, on lui doit vachement pour ça, parce qu’il a fait le job.
Il a créé une vraie porte d’entrée pour les gens qui ne connaissaient pas l’univers. Il a fait honneur à l’œuvre. Bien que j’aime la version de David Lynch, je pense que les gens qui l’ont vue pensent que c’est un film chelou sur un livre très bizarre. Je remercie Denis Villeneuve d’avoir fait un travail si magnifique. Je pourrais parler des heures de ce film !