Alors qu’est sorti Une nuit, le nouveau film d’Alex Lutz (Guy, La Vengeance au triple galop), L’Éclaireur a eu envie d’évoquer ce qui caractérise les déambulations nocturnes au cinéma. Cette obscurité arpentée, nappée de rêves, de fantasmes… ou de cauchemars.
Dans Before Sunrise (1995) de Richard Linklater, Céline, étudiante française en transit entre Budapest et Paris, tombe sur Jesse, un Américain qui termine son périple européen par une nuit viennoise. Alors qu’il invite Céline à partager cette visite en terres autrichiennes, et que sur un coup de tête fou, elle accepte, le temps s’arrête pour eux. Leurs préoccupations, leur passé et leur futur disparaissent pour laisser la place au présent et à leur visite nocturne de la ville.
Un temps suspendu
Cette interruption du temps, l’effacement des repères spatio-temporels, est un élément constitutif de ces déambulations nocturnes. La nuit confère aux protagonistes des films un temps qui leur est propre. Une parenthèse qui leur offre la possibilité de déconnecter d’un réel souvent douloureux. Comme dans Une nuit d’Alex Lutz, qui se base sur un montage saccadé, obscur, ne nous permettant que de saisir quelques bribes de la Ville lumière. Pas besoin de plus. L’important se joue entre les deux personnages.
Les déambulations nocturnes sont un espace confidentiel et en mouvement, qui fait la part belle aux émotions et aux sensations. On se met à nu, à l’image de ces instants de vie pris au dépourvu dans un taxi, dans le Night On Earth de Jim Jarmush, où, aux quatre coins du monde, les passagers de taxis font part à leurs chauffeurs des fragments de leurs vies.
Dans le septième art, la nuit est aussi ce temps de la transgression. Cet espace propre aux interdits, à la mise en avant des cultures undergrounds. Pas étonnant que les meurtres millimétrés de Tom Cruise dans Collateral (2004) de Michael Mann, se déroulent de nuit, dans un espace clos, là encore celui d’un taxi.
Enfin, la déambulation physique laisse bien souvent la place à une déambulation mentale qui prend la forme de rêves, de fantasmes. Celui de voir des corps nus, d’être en empathie avec eux, comme dans Une nuit d’Alex Lutz. Celui, là encore, d’observer des êtres dénudés et masqués car on s’imagine avoir été trompé par sa fiancée dans le Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick. Voire de s’adonner à des plaisirs érotiques et collectifs dans Malgré la nuit (2015), le film de Philippe Grandrieux, où les contours entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, allant même jusqu’à tromper nos perceptions visuelles, laissent le champ libre à la sensation.
La nuit peut autant être un fantasme pour les personnages que pour les spectateurs, et l’utilisation d’une technique comme « la nuit américaine », qui permet de filmer une scène censée se dérouler en pleine nuit de jour, en est le témoin.
Oiseaux de nuit
Chouettes, hiboux, chauves-souris. Les animaux qui habitent les intrigues érotico-nocturnes d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick ou du Syndrome des amours passés (2023) d’Ann Sirot et de Raphaël Balboni sont une l’illustration du bestiaire de personnages étranges et vagabonds qui composent ces oiseaux de nuit présents dans l’obscurité.
Protagonistes souvent sans contextualisation ou presque, ce sont des apparitions, des rencontres impromptues qui rythment le déroulé animé des flâneries noctambules des personnages principaux. Ainsi, Owen Wilson se perd-il entre les époques à la rencontre d’Hemingway ou de Salvador Dali dans le Minuit à Paris (2011) de Woody Allen. Et le personnage de Senpai se voit empêché, par tout un tas de rencontres burlesques, de déclarer sa flamme à la fille aux cheveux noirs dans Night is Short, Walk on Girl (2017) de Masaaki Yuasa.
Une balade nocturne peut aussi être le décor d’une rencontre certes fortuite, mais aussi malheureuse. Car les personnages qui pullulent la nuit sont bien souvent maléfiques. Depuis le début de l’histoire du cinéma, la nuit fait la part belle aux « méchants ». L’expressionnisme allemand (Nosferatu le vampire, 1922 ; Le Testament du Docteur Mabuse, 1933) et les films noirs américains se sont saisis de la nuit pour en faire un espace où résident des êtres égarés, instables. Dans les films d’horreur, se balader la nuit n’est généralement pas une bonne idée. Que ce soit dans le réel, comme dans le Ça (2017) d’Andrés Muschietti, ou dans ses rêves, comme dans la saga des Freddy (1984-2010).
Sans aller jusque-là, la nuit est aussi un lieu propre aux dérives des « gens biens ». C’est notamment le cas dans L’Ange bleu (1930) de Sternberg où le professeur Immanuel Rath perd pied après s’être épris d’une danseuse de cabaret.
Un univers contrasté
Souvent l’on se plaît à opposer les deux faces d’une même pièce. L’ombre et la lumière. Le bien et le mal. Les déambulations nocturnes sont pourtant des mouvements plus complexes, car l’obscurité n’existe que par contraste avec la lumière. Cette dualité propre aux sorties nocturnes est fréquemment liée à une tentative d’émancipation, de fuite du réel. Dans les films d’horreur, lorsque la nuit est effrayante (ou l’obscurité, comme dans le film Dans le noir de David F. Sandberg, 2016), le jour devient ce havre de paix.
Mais dans Une nuit d’Alex Lutz, la nuit est réparatrice et permet de fuir un quotidien diurne trop difficile. Dans le film Une nuit (2012), celui de Roschdy Zem cette fois, la nuit est, quant à elle, révélatrice de la vérité, alors que le jour est nimbé de mystères et d’hypocrisie.
Les différents visages que prend le traitement de la nuit sur grand écran évoquent donc une dualité propre à l’idée de cheminement. La pensée n’est pas fixe, elle évolue. Souvent par le biais de rencontres avec ces fameux oiseaux de nuit. La situation des protagonistes que l’on suit n’est ni blanche, ni noire, elle est complexe et variable. La déambulation nocturne est donc bien plus subtile qu’il n’y paraît et porte en elle un véritable caractère de récit d’apprentissage singulier, où les fantasmes et les rencontres fantasmées nous apprennent à vivre.
