De leur rencontre poétique à leur rapport au temps, l’actrice Jeanne Balibar et le réalisateur Maxime Rappaz nous ont raconté les coulisses de Laissez-moi, présenté au Festival de Cannes.
Qu’est-ce que vous ressentez aujourd’hui, après avoir présenté Laissez-moi en ouverture de l’ACID ?
Maxime Rappaz : C’est mon premier film, donc c’est ma première fois à Cannes. Je suis très heureux d’être ici. Le fait d’être sélectionné dans l’Acid est vraiment très bien pour le film et pour la suite de son parcours. Je dois avouer que j’ai un petit peu le trac, mais je suis très content.
Jeanne Balibar : Moi, je n’ai pas le trac, car ce n’est pas la première fois que je présente un film à Cannes. Quand on adore l’œuvre pour laquelle on a travaillé, il ne peut pas y avoir d’angoisse. C’est juste un plaisir et un bonheur de l’accompagner dans cet événement exceptionnel. J’ai confiance en ce long-métrage. Si je l’aime autant, il y aura bien des gens qui l’aimeront aussi.
Maxime, il s’agit de votre premier long-métrage. Pourquoi avez-vous pensé à Jeanne pour l’incarner ?
M.R. : C’est un portrait de femme ; un certain genre de femme qui a de nombreuses facettes et qui joue sur plusieurs registres. Je cherchais une actrice qui puisse apporter des nuances à ce personnage, à la fois dans l’incandescence et dans la retenue. J’avais déjà pensé à Jeanne Balibar pour un court métrage, mais elle n’était pas disponible. Je voulais travailler avec elle, car elle a une certaine classe, une allure, une diction particulière. Mon film est écrit d’une manière littéraire, et je pense que c’était la bonne personne pour l’incarner.
J.B. : J’ai aussi été séduite par Maxime. Quand je travaille, c’est la personnalité du réalisateur qui m’importe. Le cinéaste aura beau avoir fait zéro ou 25 films, pour moi, c’est le moment de la rencontre qui compte. Tout part d’une espèce d’intuition. Il faut que je sente qu’il va y avoir une poésie durant le projet, et non pas une stratégie commerciale ou narcissique. Je me flatte de savoir identifier ça en cinq minutes. Il m’arrive de me gourer, mais j’aime choisir mes films de cette manière ; en prenant le risque de suivre une intuition.
J.B. : Après, le scénario et le rôle de Laissez-moi m’ont énormément intéressée. Comme le dit Maxime, il s’agit d’un portrait de femme. C’est quelque chose de très beau à interpréter. Claudine est un personnage qui a beaucoup de facettes et elle m’a permis d’aborder des thématiques différentes comme le quotidien, la maternité, ou la réalisation du désir sous toutes ses formes.
En plus, c’est un film où je suis de tous les plans et ce n’est pas si fréquent. Ça donne énormément d’espace pour jouer des choses très différentes, de manières très différentes, à des échelles très différentes (de dos, de face, dans des tout petits plans, dans des grands plans, dans des scènes de jeu, dans des scènes de déambulation…). Tout ça, ça donne un terrain de jeu absolument dément.
Le film m’a beaucoup fait penser à Jeanne Dielman de Chantal Akerman dans sa construction. Était-ce un hommage ou une inspiration consciente ?
M.R. : C’est un film qui m’a bouleversé et marqué à vie. Il a participé à ma construction artistique, mais je pense que l’hommage s’est fait de manière inconsciente. On peut trouver des résonances avec Jeanne Dielman, comme la séquence de la lettre avec son fils et cette voix chantée qui peut rappeler Delphine Seyrig.
J.B. : J’ai vu le scénario fini donc j’ai tout de suite identifié cette influence et ce lien avec Jeanne Dielman. Il y avait des éléments évidents, comme la lettre ou même le tablier. Le fait de me dire qu’on partait de ce film était très intéressant. C’était comme une exploration, où on se demandait où on pouvait s’accrocher et vers où on voulait aller.
Tout comme Chantal Akerman, vous avez un rapport particulier au temps, qui s’étire et se répète dans la routine. Qu’est-ce qui vous plaisait dans cette déconstruction et ce temps long ?
M.R. : Ce personnage de Claudine vit effectivement une certaine routine et j’avais envie de la mettre en scène. Les motifs de répétition étaient une évidence. Ce temps long et cette répétition font partie du cinéma que j’aime. Je pense que l’expression des nuances du personnage peut aussi se ressentir dans les silences.
Vous êtes des personnes plutôt routinières, ou du genre à avoir 1000 vies en une journée ?
M.R. : Ça dépend des jours. Ici, ce n’est pas la routine, mais j’aime me plonger dedans parfois.
J.B. : Je pense que tout le monde a besoin de la routine pour ne pas devenir fou.
Claudine est tiraillée entre son rôle de mère, qui lui demande d’oublier sa vie de femme, et sa vie de femme, qui lui demande de mettre de côté son rôle de mère. Comprenez-vous sa position et ses décisions ?
J.B. : Je pense qu’elle n’a vraiment pas de chance. Toutes les femmes qui sont mères connaissent ce tiraillement entre la position de maman et d’amante. En revanche, le cas de Claudine est extrême. Son enfant est handicapé, et il est encore à sa charge à un âge où il a normalement quitté la maison. On n’est jamais libéré de la sensation d’avoir donné naissance à quelqu’un qui n’est pas adapté au monde, même s’il n’est pas handicapé. La situation de mon personnage est très dure, donc je comprends ses décisions et j’éprouve même une immense peine pour elle.
De Barbara aux Misérables en passant par Laissez-moi, vous avez joué des rôles très différents. Lequel aimeriez-vous incarner maintenant ?
J.B. : Plein. J’aimerais faire des femmes extrêmement banales, parce qu’on a tendance à ne me proposer que des choses qui vont du côté de l’extraordinaire.
M.R. : Il y a une petite part d’ordinaire, dans Claudine…
J.B. : Oui, mais pas tant que ça, finalement. Tout ce qu’il se passe dans la montagne n’est pas ordinaire. J’aimerais aussi jouer des personnages de classes sociales très différentes de la mienne. Je fais souvent de très grandes bourgeoises ou des aristos, mais j’aimerais beaucoup jouer des rôles plus prolétaires. Je vais bientôt interpréter une femme profondément alcoolique, et j’en suis très contente. C’est très difficile et très intéressant, mais c’est aussi une espèce d’archétype du cinéma qui est beau à explorer. Récemment, j’ai eu beaucoup de plaisir à jouer une danseuse pour Anne Fontaine et j’adore danser pour la caméra. J’en raffole.
Et vous Maxime, quelle histoire aimeriez-vous raconter après ce premier long-métrage ?
M.R. : Je suis en écriture. Il y a une base plutôt bien avancée, mais j’ai encore envie de rêvasser donc je ne peux pas trop en parler pour le moment. On se donne rendez-vous dans quelques années.