À l’occasion de la sortie en salles du nouveau film de Sylvain Desclous, De grandes espérances, L’Éclaireur s’est entretenu avec son réalisateur ainsi que ses deux acteurs principaux, Rebecca Marder et Benjamin Lavernhe, pour parler du film.
De grandes espérances, c’est l’histoire de Madeleine et d’Antoine, deux étudiants amoureux, destinés à un avenir radieux au cœur des plus hautes fonctions de l’État. Durant un séjour en Corse, une vive altercation éclate avec un automobiliste et le couple commet l’irréparable. Leur destin bascule, et lorsqu’ils intègrent les sphères du pouvoir, le secret qui les lie menace d’être révélé. Tous les coups sont alors permis.
Après avoir présenté le documentaire La Campagne de France (2022), Sylvain Desclous revient à la fiction. Il explore ici les codes du drame, du thriller politique et entraîne dans cette dissection de l’âme humaine l’étoile montante du cinéma français, Rebecca Marder (Simone, Mon crime…), ainsi que Benjamin Lavernhe de la Comédie-Française (Le Sens de la fête, Le Sixième Enfant…). Le duo prête ses traits à de troublants personnages. Un portrait double sur lequel les comédiens et leur réalisateur sont revenus auprès de L’Éclaireur.
Comment est né le projet du film ?
Sylvain Desclous : Tout d’abord, le projet est né en tant que scénario. Le point de départ est une mésaventure qui m’est arrivée un jour et qui ressemble beaucoup au début du film. Cela m’a suffisamment frappé pour que je me dise que ça pourrait être le début d’un film. Or, quand je dis cela, je n’ai que les 15 premières minutes, donc il faut déployer son imagination et faire en sorte que je puisse convoquer les thématiques qui me tiennent à cœur. Dès le départ, s’est adjoint l’envie de raconter la trajectoire d’une jeune femme – en l’occurrence celle de Madeleine qu’incarne Rebecca Marder – et la trajectoire d’une personne d’extraction sociale modeste. Il fallait par ailleurs que cette trajectoire d’ascension sociale prenne place dans une arène qui serait celle de la politique.
Rebecca, qu’est-ce qui vous a intéressée en tant qu’actrice dans De grandes espérances ?
Rebecca Marder : Dès que j’ai lu le scénario, j’ai été saisie par la tension générale. J’avais les mains moites à la lecture du scénario. C’est rare en lecture de ressentir des choses aussi physiques. J’avais une envie d’incarner ce personnage, car je trouve que c’est un personnage féminin rare. Elle est ambiguë. Quand j’ai refermé le scénario la première fois, je me suis demandée si Madeleine était morale ou immorale. Est-ce que je l’aime ou pas ? En fait, je l’aime plus que tout. On la découvre à un moment de sa vie où elle est promise à un avenir radieux.
C’est une battante, elle a un instinct de survie, qu’elle tient sûrement de ses origines, car elle est née dans un milieu prolétaire, loin de l’élite. Elle a cette fougue et un espoir qui me touchait, une foi en l’avenir qui m’intéressait. Puis, on a cette bascule qui tient de la tragédie grecque, où, tout d’un coup, elle commet l’irréparable, c’est le fatum. Elle est rattrapée par son destin et par sa condition. Je trouvais ça incroyable en jeu, la palette d’émotions que cela promet. J’aime l’idée du mensonge au cinéma. On est déjà dans le mensonge dans le jeu, puis on joue à jouer quelqu’un qui ment à tout le monde.
En quoi a consisté la préparation pour le rôle de Madeleine ?
R.M. : Sylvain nous avait demandé à Benjamin et moi de regarder un documentaire sur des étudiants de l’ENA de 2019. Dans le film, il y a une étudiante qui répond à une question qui a servi de base en préparation de personnage. Elle dit : “Les codes, quand on les a, on ne s’en rend pas compte, mais quand on ne les a pas, on s’en rend compte.” Je trouve que c’est vraiment ce caractérise le personnage de Madeleine, car elle a quelque chose du langage politique, mais dans sa vie personnelle, on sent qu’elle peut être dépassée par ses émotions. Puis, il y a eu une vraie lutte avec Sylvain, qui était une lutte joyeuse, car il fallait me gommer. Je suis quelqu’un de volubile. Sylvain voulait vraiment m’annuler pour gommer ce trait de caractère [rires] et laisser place à Madeleine. Il m’a choisie pour moi, sûrement pour ce que je renvoyais de pur, mais aussi pour l’empathie que j’ai pour mon personnage, même s’il fallait trouver la partie plus animale.
Benjamin, qu’est-ce qui vous a intéressé dans le rôle d’Antoine ? Car même si on ne veut pas l’admettre, il peut paraître détestable.
Benjamin Lavernhe : Ça me fait plaisir que vous n’ayez pas envie de le dire, mais que c’est cela qui ressort de lui finalement.
R.M. : Mais non, il n’est pas détestable. C’est aussi grâce à lui que le thriller existe, finalement.
B.L. : C’est amusant, car c’est Rebecca qui le défend encore plus que moi. C’est un personnage qui est trouble à sa manière. J’incarne son petit-ami et dès le début on voit que Madeleine et Antoine sont différents, que leur rapport au père notamment est différent. Sylvain m’a très vite conseillé et aiguillé à son sujet. Il m’a dit : “C’est quelqu’un qui a écumé les soirées, qui a sûrement eu des problèmes avec la cocaïne à un moment donné.” C’est de la nourriture qu’il me donne au début pour réfléchir au personnage. Évidemment, il n’y a pas eu que cela. Tout ça pour dire qu’il avait une zone d’ombre, de fragilité et c’est ce qui m’a intéressé. Au début, ils sont beaux, ils ont les mêmes idéaux, les mêmes rêves et ils sont partis pour être la relève et l’espoir de la politique française, avec si possible moins de casseroles.
« Ce sont des personnages qui font un trajet et qui quelque part vont chercher à s’émanciper et à s’arracher.»
Benjamin Lavernhe
Puis, ce drame leur tombe dessus et lui va réagir très différemment. C’est un personnage plus torturé, qui est blessé, il a des instincts de jalousie qui rejaillissent. Pour moi, c’est le plus humain des deux finalement, car plus d’un aurait réagit comme lui. Il sombre rapidement dans le désespoir. C’est cela qui est étonnant, car Madeleine arrive à vivre avec ce secret, à continuer à travailler, on pourrait croire que c’est elle la plus monstrueuse.
R.M. : Antoine est aussi ramené à sa condition dans le film. Les deux personnages sont dans des carcans. J’ai donc beaucoup d’empathie pour lui. Il devient plus veule au fur et à mesure du film.
B.L. : Ce sont des personnages qui font un trajet et qui quelque part vont chercher à s’émanciper et à s’arracher. Pour s’accomplir dans la vie, il faut symboliquement “tuer ses parents”. Madeleine a déjà fait ce trajet-là, d’ailleurs, on voit que le rapport à son père, c’est plus du rapprochement. Les mères ne sont pas là, c’est ça aussi qui les rassemble. Le déclencheur d’Antoine c’est, encore une fois, le rapport à son père, car c’est dans cette voiture, au début de l’accident, qu’il a ce coup de fil qui provoque cette rage, cette altercation qui va virer au drame.
Pourquoi avoir choisi d’effacer le rôle des mères dans le film ? Diriez vous que De grandes espérances est un film féministe ?
S.D. : Il m’a semblé assez tôt que ce qui avait rapproché les personnages de Madeleine et d’Antoine, outre les mêmes idées politiques, c’était qu’ils avaient tous les deux souffert de l’absence de leurs mères. Ce qui explique peut-être aussi la relation particulière qu’a Madeleine avec Gabrielle (Emmanuelle Bercot). Les deux femmes se choisissent, se reconnaissent entre elles et s’épaulent mutuellement pour défendre leurs idées. En ce sens oui, c’est un film féministe, surtout dans le sens où Madeleine ne subit pas ce qui lui arrive et rend coup pour coup.
Justement, vous mentionnez Emmanuelle Bercot, comment définiriez-vous son travail d’actrice ?
S.D. : C’est une actrice très impressionnante, très précise, très concentrée et une femme d’une très grande générosité.
Sylvain, comment avez-vous composé votre casting ?
S.D. : Avant tout grâce à ma directrice de casting, Hoang Xuan-Lan, qui très tôt m’a parlé de Rebecca Marder. Sachant qu’au moment où nous avons tourné, Une jeune fille qui va bien et Simone : le voyage du siècle n’étaient pas encore sortis. J’ai tout de suite été très impressionné par son côté solaire et la puissance de son jeu. En ce qui concerne Benjamin et Emmanuelle, ce sont des acteurs avec lesquels j’avais très envie de tourner depuis longtemps. Et encore plus dans des rôles aussi complexes et singuliers que ceux qu’ils ont dans le film.
Peut-on dire qu’il y a, du fait de cette fatalité, un aspect très théâtral au film ?
S.D. : Alors je ne dirais pas que c’est théâtral, car ce n’est pas parce qu’on parle de dramaturgie forte et de tragédie grecque que cela renvoie forcément au théâtre. Je pense que le parcours de la tragédie est universel et peut être abordé évidemment par le théâtre, mais aussi par le cinéma.
B.L. : En tout cas, on peut dire que c’est une tragédie de famille donc, au théâtre comme au cinéma, il y a forcément des rouages et des équilibres.
R.M. : Il y a de grands archétypes tragiques dans le film. Pour autant, je trouve ça très moderne. Je trouve que le film est un mélange des genres. C’est un thriller, un thriller politique. Il y a aussi de l’amour. Je trouve que c’est haletant. On m’a dit que c’était un scénario à la Hitchcock dans lequel les objets ont une place importante. C’est aussi un vrai film d’acteurs, car il y a quand même un casting incroyable. Emmanuelle Bercot, Marc Barbé…
Quel est le message du film finalement ? Peut-on dire que “la fin justifie les moyens” ?
S.D. : Je ne fais pas de films pour envoyer des messages, mais pour raconter des histoires. En l’occurrence ici, celle de cette jeune femme qui veut changer le monde mais que le monde va mettre à l’épreuve. Est-ce que la fin justifie les moyens ? Je dirais que tout dépend de la fin et tout dépend des moyens.
Quel a été le plus grand enjeu sur le tournage ?
S.D. : Le plus grand enjeu ici c’était de tenir et de restituer de bout en bout la tension du scénario. Il fallait que le film puisse tenir en haleine le spectateur jusqu’au bout.
Justement, cette envie dans votre cinéma, vous vient-elle d’une référence, d’un film qui vous a donné envie de faire de cinéma ?
S.D. : Je dirais que cette envie de cinéma vient à la fois de tous les films et d’aucun film.
Quel est le film qui vous a récemment marqué au cinéma ?
S.D. : Il y en a deux, tous les deux nommés aux Césars. Il s’agit de Pacifiction d’Albert Serra et de La Nuit du 12 de Dominik Moll.
Quelle est la collaboration de cinéma dont vous rêvez ?
S.D. : Je pense notamment à Damien Bonnard et à Jeanne Balibar.