Décryptage

Cinq nouvelles voix du roman français qui comptent aujourd’hui

12 février 2023
Par Léonard Desbrières
Seynabou Sonko.
Seynabou Sonko. ©JF PAGA

Au milieu d’une rentrée hivernale chargée, riche en mastodontes et en monstres sacrés, une nouvelle génération d’écrivain·e·s fait une apparition remarquée.

Daniel Pennac, Pierre Lemaitre, Véronique Ovaldé, Philippe Claudel ou encore Marie-Hélène Lafon : comme à chaque rentrée littéraire, les patrons et patronnes du roman français sont de sortie et attirent tous les regards. Mais dans la presse et sur les étals des librairies, des petits jeunes sont déjà prêts pour la bagarre. Plus orale, moins balisée, plus en colère, moins maîtrisée, leur langue hypnotique, cynique et parfois brutale veut confronter les inquiétudes et les angoisses de notre époque. Une nouvelle littérature française serait-elle en train de se dessiner ?

Seynabou Sonko, Djinns (Grasset)

Seynabou Sonko fait partie de la nouvelle génération d’écrivains et d’écrivaines français·es.©JF Paga

Âge : 30 ans

Parenté littéraire : Alain Mabanckou

Œuvres précédentes : Djinns est son premier roman.

Extraits : « C’est comme ça que je l’imagine mon Djinn : 12 ans avec des dreadlocks irrégulières jusqu’aux fesses, pas très bien entretenues, et il avait une telle influence sur moi, mon Djinn, que Mami disait que ça allait être méga chaud, qu’il ­fallait que je mette ma partie ­blanche de côté, celle qui ne voit pas les couleurs, celle qui pense être le centre du monde et patati et patata. »

Écrivaine, poétesse, performeuse sur scène sous le nom de Naboo, Seynabou Sonko incarne comme personne ces nouvelles voix puissantes, habitées, qui surgissent depuis quelques années dans le paysage littéraire français et qui bousculent sans ménagement la langue de Molière pour la confronter à l’épreuve du temps et des gens. Dans son premier roman, elle prête sa plume rageuse et envoutante à Penda, une jeune fille originaire du Sénégal, comme elle, qui vit à Paris avec sa grand-mère guérisseuse, Mami Pirate.

Djinns, de Seynabou Sonko, Grasset, 2023.©Grasset

Un matin, Jimmy, son voisin et meilleur ami, un garçon torturé et rongé par ses addictions, est arrêté puis interné en hôpital psychiatrique après une bagarre. Comment le sauver ? Comment le guérir ? C’est le début d’une folle épopée, une quête effrénée pour trouver une alternative au charabia thérapeutique et se procurer l’Iboga, une plante stimulante et hallucinogène dont les racines ont, paraît-il, des vertus exceptionnelles. Penda s’élance à travers les rues de Paris, mais elle n’est pas seule, elle est accompagnée par ses jnouns, d’autres consciences, bonnes ou mauvaises, qui la suivent partout et questionnent sans cesse ses choix.

Porté par une langue orale, une poésie brute et musicale où s’entrechoquent le parler de la rue, l’argot et les dialectes africains, ce premier roman impressionne par son rythme. Âpre et bouleversant, drôle et entrainant, Djinns est une éblouissante fable sur les tourments et les richesses du multiculturalisme. Pour trouver sa place, Penda navigue entre les identités, les genres, les cultures et les classes sociales. En partant à la recherche de cette prodigieuse racine, c’est sur les siennes qu’elle risque de tomber.

Djinns, de Seynabou Sonko, Grasset, 2023, 180 p., 18,50 €.

Grégory Le Floch, Gloria, Gloria (Christian Bourgois)

Grégory Le Floch.©Arnaud DELRUE/opale.photo

Âge : 36 ans

Parenté littéraire : Amélie Nothomb

Œuvres précédentes : Dans la forêt du hameau de Hardt, De parcourir le monde et d’y rôder (prix Décembre et prix Wepler 2020).

Extraits : « Je suis le gardien des vieux de Rome. C’est moi qui les égaye, qui les honore, qui les maintiens en vie. C’est moi qui chaque jour ou presque leur fais encore l’amour. Rares sont ceux qui peuvent en dire autant. »

Réussir un deuxième roman est toujours un défi périlleux pour un jeune écrivain. Surtout quand le premier a tout emporté sur son passage. Deux ans après De parcourir le monde et d’y rôder, fable surréaliste récompensée du prix Wepler et du prix Décembre, Grégory Le Floch réussit pourtant le pari haut la main avec un nouveau cabinet de curiosité romanesque. 

Gloria, Gloria, de Grégory Le Floch, Christian Bourgois, 2023.©Christian Bourgois

Une jeune fille retrouve le journal intime de son grand-père et parcourt les secrets de son existence chahutée en espérant trouver les raisons de son exil forcé et de ces vieux jours passés loin de la société. Une vie romaine dédiée à l’apaisement de la souffrance des personnes âgées, ses penchants gérontophiles et son amour des corps usés, le rejet de la société et son refuge au fond d’une grotte de l’île d’Elbe : ce qu’elle découvre dans ce vieux cahier va sérieusement la bousculer et déterrer un passé soigneusement dissimulé.

Avec une poésie vénéneuse qui s’épanouit décidément au royaume de l’étrange, Grégory Le Floch confirme tout son talent. Gloria, Gloria est un conte dérangeant, sensuel et envoûtant qui célèbre le corps, ses désirs, ses gloires, mais aussi ses déchéances, une ode poétique à la vieillesse qui nous rappelle que la beauté est éternelle. 

Gloria, Gloria, de Grégory Le Floch, Christian Bourgois, 2023, 224 p., 19 €.

Julien Leschiera, Mes vies parallèles (Le Dilettante) 

Julien Leschiera.©Le Dilettante

Âge : 42 ans

Parenté littéraire : Michel Houellebecq

Œuvres précédentes : Mes vies parallèles (prix Transfuge 2023 du meilleur roman français) est son premier roman.

Extraits : « D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais désiré autre chose que ne rien faire. »

Si Mes vies parallèles impressionne, c’est d’abord parce que le défi était de taille. Tenir en haleine le lecteur sur plus de 500 pages en racontant la vie d’un oisif solitaire passé maître dans l’art de ne rien faire. Voilà une entreprise littéraire des plus suicidaires. Mais Julien Leschiera, libraire à Clermont-Ferrand, ne s’est jamais démonté et nous offre aujourd’hui un premier roman férocement drôle, plus profond qu’il n’y paraît et un portrait au vitriol de nos sociétés obsédées par la performance et le succès. 

Mes vies parallèles, de Julien Leschiera, Le Dilettante, 2023.©Le Dilettante

Charles Dubois est un Oblomov des temps modernes. Des premiers chapitres racontés in utero, qui énoncent les pensées déroutantes d’un « fœtus avachi », jusqu’à la quarantaine subie, ballotée par les affres de la vie, il fait ce qu’il peut. Paradoxalement, ce livre qui ne devait rien raconter de plus que la paralysie d’un inadapté, se déploie à un rythme effréné. De naufrages sentimentaux en petits boulots, de rôles de composition en fausse résignation, on arpente avec lui un chemin de croix hilarant, un slalom périlleux entre les embûches que lui tendent la société. Et on découvre un homme à l’imaginaire débridé qui vit sa vie dans ses pensées et qui écrit ce dont il rêve pour mieux se consoler. Dans ce monde névrosé, où chacun se bat pour trouver sa place, Charles Dubois opte pour la position allongée. Une fable générationnelle inspirée.

Mes vies parallèles, de Julien Leschiera, Le Dilettante, 2023, 512 p., 25 €.

Céline Laurens, Sous un ciel de faïence (Albin Michel)

Céline Laurens.©François BOUCHON/Le Figaro

Âge : 32 ans

Parenté littéraire : une rencontre improbable entre Patrick Modiano et Virginie Despentes

Œuvres précédentes : Là où la caravane passe (prix Roger Nimier 2022).

Extraits : « Si je vous dis que j’ai rencontré Madeleine à la station Madeleine, cela paraît un peu gros. Il n’en reste pas moins que c’est la stricte vérité. La première fois que j’ai été confronté à elle, comprenez bien que j’use de ce mot à dessein, je n’étais pas encore le fier conducteur de métro que je devins mais plutôt un être bleui, la goutte au nez et les doigts gourds, assis dans la cahute où l’on prodigue leurs titres de transport aux voyageurs. »

Il y a dans la démarche littéraire de Céline Laurens une forme de justice ou de réparation. Donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas, dévoiler des milieux qui n’ont habituellement pas voix au chapitre dans le roman français : voilà la mission que semble s’être fixée l’une de nos jeunes plumes les plus affutées. Après Là où la caravane passe, son premier roman paru il y a un peu plus d’un an, qui nous plongeait dans l’intimité d’une communauté de gitans, elle nous entraîne cette fois dans les couloirs sombres du métro parisien et fait de Jacques, un conducteur de rame, le héros d’un conte urbain corrosif et truculent. 

Sous un ciel de faïence, de Céline Laurens, Albin Michel, 2023.©Albin Michel

Ses débuts dans la cahute où l’on renseigne les voyageurs, à la station Madeleine, ses moments d’émerveillement dans les passages aériens de la ligne 6, sa relégation sur la ligne 12 : on découvre les splendeurs et misères d’un homme rêveur, mais torturé, l’un des derniers spécimens d’une espèce en voie de disparition du fait de l’automatisation. Depuis sa cabine de pilotage, poste d’observation privilégié sur le monde, Jacques scrute une galerie de personnages hauts en couleur, les princes et les voyous de ce royaume des profondeurs. Amandine, punk à chien sans chien, aussi destroy qu’attachante ; Soren, le prédicateur sulfureux ; Henri, le chanteur alcoolique fan de Céline Dion ; et puis le fantôme de Madeline, son éternel amour.

Avec une plume détonante qui mélange sans crier gare une langue classique teintée d’ironie et des saillies trash et brutales, Céline Laurens peint la fresque sombre d’un monde sans foi ni loi. Sous nos pieds se cache une autre société dans laquelle les oubliés se battent pour exister. Et on fait surtout bien attention de ne pas les regarder. Céline Laurens, elle, creuse bien profond pour les venger. Un grand roman de l’underground.

Sous un ciel de faïence, de Céline Laurens, Albin Michel, 2023, 272 p., 20,90 €.

Aurélien Delsaux, Requiem pour la classe moyenne (Noir sur Blanc)

Aurélien Delsaux. ©Noir sur Blanc

Âge : 42 ans

Parenté littéraire : Nicolas Mathieu 

Œuvres précédentes : Madame Diogène, Sanglier (prix révélation SGDL en 2017).

Extraits : « C’est en sortant du tunnel que j’entendis la présentatrice interrompre le programme pour m’annoncer à voix basse la mort de Jean-Jacques Goldman. La nouvelle tomba en moi, avec ce son mou du galet jeté dans la mare. Dans le silence de la vase, une fois leur obscure retraite atteinte, y remuent des bêtes étranges. »

Annie Ernaux et son prix Nobel, Nicolas Mathieu et son prix Goncourt… Le roman social et sociologique a pris ces dernières années une nouvelle ampleur et fait des émules parmi les écrivains français. De la même génération que l’auteur de Leurs enfants après eux, Aurélien Delsaux creuse ce sillon littéraire depuis quelque temps déjà. Mais, avec son nouveau roman, il donne à lire son œuvre la plus aboutie, les mémoires savoureuses d’un jeune homme rangé qui voit sa vie soudainement lui échapper. 

Requiem pour la classe moyenne, d’Aurélien Delsaux, Noir sur Blanc, 2023.©Noir sur Blanc

En apparence, Étienne mène une vie parfaite. Marié à Blanche, une talentueuse avocate, père de deux enfants, il occupe un très bon poste dans un labo pharmaceutique et vient de profiter de vacances bien méritées. Mais, sur la route du retour, il apprend une nouvelle qui va faire vaciller ses certitudes : la disparition soudaine de son idole de jeunesse, Jean-Jacques Goldman.

Dès lors, plus rien n’aura la même saveur. La cellule familiale se craquèle. Sa femme déraille, sa fille tombe amoureuse, son fils se réfugie dans les textes bibliques et lui voit sa vie rêvée partir en fumée. Comme Nicolas Mathieu avec Michel Sardou dans Connemara (1981), Aurélien Delsaux s’empare d’un totem de la variété française, le symbole d’une époque et le pourvoyeur d’une vision sociale pour bâtir une satire corrosive qui croque notre monde avec un humour noir dévastateur. Farce tragicomique sur l’érosion fatale du bonheur et l’inéluctable fuite du temps, Requiem pour la classe moyenne sonne comme l’hymne féroce d’une humanité déboussolée. 

Requiem pour la classe moyenne, d’Aurélien Delsaux, Noir sur Blanc, 2023, 224 p., 20 €.

À lire aussi

Article rédigé par