Décryptage

Qui est William Morris, l’auteur qui a fait du Tolkien avant Tolkien ?

27 décembre 2022
Par Michaël Ducousso
William Morris est mort à 62 ans. La cause selon son médecin "[avoir] simplement été William Morris, et abattu plus de travail que dix hommes."
William Morris est mort à 62 ans. La cause selon son médecin "[avoir] simplement été William Morris, et abattu plus de travail que dix hommes." ©Frederick Hollyer, domaine public

L’artiste britannique du XIXe siècle connaît un regain d’intérêt du public, qui redécouvre son apport majeur à la fantasy.

Top ! Je suis un auteur britannique, précurseur dans le genre de la fantasy, amoureux de la nature, passé par Oxford, fin connaisseur du christianisme et de l’ère médiévale j’ai aussi traduit des sagas scandinaves : je suis ? Je suis ? Eh non, pas Tolkien ! Pourquoi toujours lui ? L’auteur du Seigneur des Anneaux a certes popularisé la fantasy, mais 80 ans avant son Hobbit, William Morris en écrivait déjà. Seulement, presque tout le monde l’a oublié en France. C’est comme si un sorcier maléfique nous avait jeté un sort d’oubli.

80 ans avant les aventures de Tolkien, William Morris imaginait déjà des histoires de fantasy.©New Line Cinema, WingNut Films

Heureusement, le charme est en train de se dissiper. Le musée La Piscine, à Roubaix, expose jusqu’au 8 janvier 2023 les œuvres de celui qui a également été designer textile, peintre ou encore architecte. De leur côté, Les Forges de Vulcain ont relancé la traduction de ses romans, tandis que la série de documentaires Aux sources de la fantasy vient de lui consacrer un épisode entier. Bref, c’est une fin d’année chargée en actualités pour l’artiste qui aurait pu rester un illustre inconnu du grand public français, s’il n’y avait pas eu quelques bonnes âmes bien décidées à le faire (re)connaître.

Les causes de la disparition

Le scénariste Alexis Metzinger le confesse lui-même : avant de préparer le documentaire sur les origines de la fantasy pour Arte, il ne connaissait quasiment rien sur William Morris. Robert E. Howard, le père de Conan, faisait bien partie de son imaginaire, tout comme Lovecraft, le créateur de Cthulhu ou les célèbres frères Grimm, tous cités dans sa série de vidéos.

Mais Morris ? « Je ne le connaissais pas, admet-il. J’avais dû voir passer des choses sur le mouvement Arts & Crafts, dont il est le précurseur, mais c’est grâce au Dictionnaire de la fantasy dirigé par Anne Besson que j’ai découvert que les romans écrits à la fin de sa vie peuvent être considérés comme de la fantasy telle qu’on l’entend aujourd’hui. »

Avant cela, rien. « Et même si j’avais vraiment voulu lire ses œuvres, je ne suis pas sûr que j’en aurais trouvé des traductions en français avant le travail des Forges de Vulcain. »

Pourquoi un tel mystère autour d’un artiste complet, encensé par Tolkien lui-même, par C.S. Lewis, le créateur de Narnia, mais également source d’inspiration pour J.K. Rowling ou Philip Pullman ? David Meulemans, fondateur de la maison d’édition qui a exhumé ses textes, a lui-même découvert l’auteur un peu par hasard. Comme il s’en est aperçu, il n’y a eu pendant longtemps que trois publics initiés à ses travaux : quelques militants politiques de gauche, les étudiants en art et les anglicistes.

C’est d’ailleurs grâce à des amis potassant Nouvelles de nulle part pour le concours de l’agrégation au début des années 2000, que David Meulemans a lu ses premiers textes signés Morris. Il y a découvert de beaux récits, à la fois populaires et riches en contenus politiques servis par un auteur à la personnalité fascinante.

Morris a fait appel à son grand ami, le peintre pré-raphaélite Edward Burne-Jones, pour réaliser cette tapisserie baptisée l’Adoration des mages et commandée à Morris&Co.©La Piscine Roubaix

Un coup de foudre littéraire qui l’a conduit à se demander pourquoi personne en France n’avait mis son travail à l’honneur. Et il a sa petite idée : « C’est un auteur de référence pour les Britanniques sur plein d’éléments, principalement dans les arts visuels et en politique. Le problème, c’est que le moment où Morris est devenu très important en Angleterre, c’était une période où on était plutôt en froid, où la France se constituait comme État-Nation et ne s’intéressait pas trop à ce qui se passait outre-Manche. Donc même si Morris était très francophile, qu’il a beaucoup voyagé en France et qu’il a écrit sur Amiens, il n’est pas vraiment entré dans notre culture. C’est pourquoi, par exemple, au-delà de la fantasy, un courant comme Arts & Crafts qui est très important aux États-Unis ou même au Japon, n’a pas essaimé en France… »

Avec son entreprise Morris&Co, l’artiste britannique a été aux origines du mouvement Arts&Crafts qui a révolutionné le monde de l’architecture, du design et de l’ameublement.©La Piscine Roubaix

Et l’auteur victorien n’a même pas bénéficié du succès mondial du Seigneur des Anneaux dans les années 1960 ni de la montée en puissance des littératures de l’imaginaire qui a suivi pour revenir sur le devant de la scène. En France, en tout cas, car les Américains ont bien compris son importance. « Mais à l’époque, on traduisait moins et les éditeurs français étaient plus amateurs de science-fiction que de fantasy », avance David Meulemans.

« Parfois, il suffit juste que personne n’y ait pensé ou qu’il n’y ait pas eu la bonne personne pour traduire pour que ça ne se fasse pas. La vraie question, c’est pourquoi personne n’a publié les textes de Morris durant l’intense période de traduction de fantasy qu’a connue l’édition française entre 2002 et 2010 ? Je pense que les éditeurs étaient très concentrés sur les auteurs contemporains comme David Gemmel ou Terry Brooks, qui écrivaient des romans plus punchy que Morris, dont le monde médiéval fantastique n’a pas de monstres, pas de dragons, très peu de magie et reste plus près des romans historiques de Walter Scott que des univers magiques de Tolkien… »

Entre écologie et féminisme, un auteur encore très actuel

Ne serait-ce pas ça, finalement, le principal frein à la redécouverte de William Morris ? Un auteur du XIXe siècle, aux romans plus proches d’Ivanhoé que des sagas épiques qui rencontrent aussi bien le succès en librairie qu’au cinéma ou sur Netflix ? À en croire Alexis Metzinger, cette excuse ne serait même pas valable. En plongeant dans les récits du Britannique, le documentariste a découvert une richesse insoupçonnée.

« On remonte aux sources de la fantasy et on y retrouve une jeunesse, une fraîcheur, une sorte d’innocence des premiers temps qu’on ne s’attendait pas à avoir dans des romans écrits par un homme de plus de 50 ans, dans l’Angleterre un peu sclérosée de cette époque. Il développe une vision du monde extrêmement moderne et en avance sur son temps », s’étonne-t-il. Le précurseur de Tolkien est même beaucoup plus progressiste que son disciple.

Avec ses papiers peints à motifs végétaux, William Morris a souhaité faire entrer la beauté chez les foyers les plus modestes.©La Piscine Roubaix

« C’est un Tolkien athée, socialiste, dont le retour à un Moyen-Âge idéalisé ne s’accompagne pas d’un retour à un espace politique conservateur idéalisé, comme on a pu le dire de Tolkien avec la royauté. Lui décrit plutôt un Moyen-Âge de petites communautés autonomes, indépendantes, avec des notions de solidarité et de fraternité entre les hommes… » et les femmes. Car ces dernières occupent une place prépondérante dans l’œuvre de Morris et sont loin de se limiter aux rôles de princesses en détresse.

« Il a fallu attendre les années 1970 et une autrice comme Ursula K. Le Guin pour avoir des personnages féminins aussi forts que ceux que l’on trouve dans les romans de William Morris », assure ainsi Alexis Metzinger. Et David Meulemans de renchérir : « C’est un auteur qui a écrit il y a 130 ans, mais, sur beaucoup de sujets, c’est un auteur de notre temps. Il est protoféministe avec une dimension écologiste et il a beaucoup réfléchi sur le rapport entre artisanat et industrie, qui est redevenu un sujet très important à notre époque… Il résonne beaucoup plus avec la période actuelle qu’il ne pouvait résonner avec les années 1990 ou 1970. »

Les Forges de Vulcain ont enfin traduit Morris pour le public francophone, dans de somptueux volumes comme celui-ci qui reprend même les lettrines de l’édition d’origine.©Forges de Vulcain

Voilà pourquoi les Forges de Vulcain ont décidé de traduire l’intégrale de ses œuvres de fiction d’ici 2034 et le bicentenaire de sa naissance. Après cela, les lecteurs resteront-ils sur leur faim, faute de voir paraître de nouveaux volumes estampillés Morris, comme cela a pu être le cas avec la fin des récits liés à l’univers de Tolkien ? C’est peu probable, car sa fantasy ne se limite pas à un corpus de textes restreint. Comme le résume Alexis Metzinger, Morris a transformé son existence en œuvre d’art et « tout ce que Tolkien a imaginé dans son univers de la Terre du Milieu en termes d’architecture et d’art, Morris l’a réalisé dans la vraie vie » Une fois ses livres refermés, ses nouveaux admirateurs pourront donc toujours partir en voyage sur ses traces, pour remonter à la source de la fantasy.

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Article rédigé par
Michaël Ducousso
Michaël Ducousso
Journaliste