Considérée jusqu’à peu comme un genre de niche ou ringard, la fantasy télévisée est entrée dans un nouvel âge d’or, portée par Game of Thrones. Mais, à force de vouloir saigner à blanc l’engouement actuel, les producteurs ne vont-ils pas finir par lasser les fans, même les plus fidèles ?
Pour reprendre la fameuse expression du juge de la Cour suprême des États-Unis, Potter Stewart, la fantasy c’est un peu comme la pornographie : « Difficile à définir, mais on sait ce que c’est quand on en voit ». Ce genre appartenant à la littérature de l’imaginaire, qui s’est développé au XIXe siècle sous la plume de John Ruskin et dont le maître incontesté reste J.R.R. Tolkien, est désigné en français par le terme un peu maladroit de fantaisie (ou merveilleux). Nous continuerons donc ici de parler de fantasy.
Un genre protéiforme
Pour rappel, ses éléments incontournables incluent le surnaturel, la magie, les mythes, et ses frontières avec la science-fiction et l’horreur sont floues. Les œuvres de fantasy nous invitent à voyager dans un univers étrange, parfois connecté à la réalité, dont les paysages pastoraux ou d’inspiration médiévale sont peuplés d’elfes, trolls, nains, halfelins et autres hobbits. Les variations et déviations sont infinies, mais le but commun est de permettre au public de s’évader du quotidien.
Aux États-Unis, la génération Z est d’ailleurs très friande de ces récits (selon une étude du Library Journal). La majorité des hommes interrogés placent la fantasy en tête de leurs lectures préférées, tandis que les femmes la placent juste derrière la romance. L’évolution de l’offre TV de ces dernières années confirme aussi cette « mainstream-isation » du genre. Si, dans les années 1990, des séries comme Highlander, Conan et Xena enfermaient provisoirement la fantasy (l’heroic fantasy ou fantasy antique en l’occurrence) dans le kitsch – voire dans le camp de l’autoparodie – elles ont aussi des vertus plus sérieuses, notamment dans la représentation des minorités.
Comme l’explique la chercheuse Anne Besson : « Le sous-texte lesbien constitue un intérêt de la série [Xena] – car une des grandes forces des genres de l’imaginaire a été de porter, discrètement d’abord, des revendications idéologiques qui pouvaient plus difficilement s’exprimer dans un cadre réaliste, et de fédérer ainsi des communautés de fans reconnaissant la marginalité qui leur est imposée (ici, par rapport à la norme hétérosexuelle) dans la marginalité culturelle de ces productions. » Quant à Buffy contre les vampires, elle est considérée rétrospectivement comme un chef-d’œuvre féministe.
Dans les années 2000, une cinquantaine de productions issues de ce genre de plus en plus reconnu sont diffusées aux États-Unis (selon cette liste aux critères larges compilée par Wikipédia), principalement sur les chaînes de type network. De Lost à Heroes, en passant par The Vampire Diaries, Supernatural et True Blood, on constate que le corpus de la fantasy devient protéiforme, avec des publics visés très différents.
Dans la plupart des cas, les influences SF, Y.A. (young adult), superhéros ou encore érotiques prennent le dessus sur la composante fantasy pure : le genre s’est popularisé, mais son identité a été diluée. Puis, en 2011, la série Game of Thrones, adaptée des récits de George R.R. Martin, change la donne.
La révolution Game of Thrones
Non seulement le monde entier se prend de passion pour cette saga HBO qui maîtrise avec brio la combinaison donjons-dragons-trahisons, mais elle rend ses lettres de noblesse à ce pan de la création télévisée. En effet, à l’heure où la plupart des contenus sont consommés en mode binge-watching, Game of Thrones réussit l’exploit de s’imposer comme une série de fantasy ET de prestige capable de faire l’événement en réunissant des hordes de spectateurs le même jour à la même heure (le record est battu à l’occasion du finale, avec 19 millions de fans transis, la meilleure audience de l’histoire de la chaîne câblée).
« Le succès international de Game of Thrones a montré que la fantasy n’était plus un genre de niche et qu’elle pouvait toucher un public très large. »
Justine BretonMaîtresse de conférences en littérature française
Ses showrunners, D.B. Weiss et David Benioff, choisissent de privilégier l’optique dark fantasy, résolument violente et adulte. Ils délivrent ainsi un manichéisme nuancé qui se rapproche de la réalité historique, et n’hésitent pas à supprimer certains personnages centraux sans crier gare. C’est la formule d’alchimiste qui transforme le plomb (ou devrions-nous dire, le fer ?) en or.
Cette réinvention des codes du genre fait d’ailleurs écho au zeitgeist (l’air du temps) de l’époque : les antihéros complexes de Westeros ont toute leur place aux côtés de Tony Soprano et Walter White. La pétulance de Game of Thrones s’applique également à son modèle financier : alors que ses prises de risque scénaristiques et envolées visuelles continuent de séduire les spectateurs, les épisodes se voient allouer des budgets de plus en plus faramineux.
Comme le précise Justine Breton, maîtresse de conférences en littérature française à l’université de Reims Champagne-Ardenne : « S’il y avait déjà des adaptations et des œuvres de fantasy sur petit écran, le succès international de Game of Thrones a montré que la fantasy n’était plus un genre de niche et qu’elle pouvait toucher un public très large – et, donc, être rentable. La série de HBO a surtout rassuré les producteurs sur la faisabilité et l’intérêt économiques de ces projets. »
Dix ans plus tard, forte de cette crédibilité, la fantasy est devenue un big business. Le prequel de GoT, House of the Dragon, dû à une impulsion plus commerciale qu’artistique de la part de HBO, a fait un carton à la rentrée 2022. Sa grande rivale et production TV la plus coûteuse à ce jour, Le Seigneur des Anneaux : les anneaux de pouvoir, a été diffusée presque simultanément sur Amazon Prime. Mais les retours sont plus mitigés…
Le genre serait-il en train de s’essouffler ?
Si cela ne suffisait pas, ces deux sorties phares sont concurrencées par pléthore de séries déjà en place ou à venir qui s’engouffrent dans la brèche de la fantasy haut de gamme : The Sandman et The Witcher (et son prequel) sur Netflix, Interview With the Vampire sur AMC, His Dark Materials sur HBO, The Wheel of Time sur Amazon, Willow sur Disney+… Ces œuvres ont bien sûr chacune leurs spécificités mais, prises collectivement, elles affichent une volonté claire de jouer la même combinaison de cartes en espérant reproduire le coup de poker de Game of Thrones.
Elles sont toutes adaptées de propriétés intellectuelles déjà existantes, les budgets qu’elles consacrent aux effets spéciaux sont traditionnellement réservés aux films Star Wars ou Marvel, elles reposent sur des distributions d’ensemble cosmopolites et elles partagent l’obsession typique de la Peak TV de faire le buzz. Seul problème : l’engouement provoqué par ces séries n’est pas à la hauteur de leurs ambitions démesurées. Alors, à force de vouloir être lucrative en conquérant les parts de marché les plus vastes possibles, la fantasy version 2022 serait-elle en train de corrompre son esprit originel ? Le genre risque-t-il de s’essouffler, ou pire, d’aliéner même les aficionados de la première heure ?
« L’un des intérêts de la fantasy est de proposer des échappatoires imaginaires tout en proposant des réflexions sur le réel. »
Justine BretonMaîtresse de conférences en littérature française
Pas si vite. L’âge d’or de la fantasy télévisée que nous traversons actuellement, à la fois du point de vue de la quantité, de la qualité et de la respectabilité, n’est pas dû à une potion magique hasardeuse. Si les motivations pour produire ces œuvres sont mercantiles, ne nous leurrons pas, elles répondent aussi à un profond besoin d’évasion de spectateurs confrontés à un contexte morose de pandémie, guerres et crises environnementales. En nous invitant à nous plonger dans des mondes déroutants, ces récits nous offrent une échappatoire salvatrice : ce sont des divertissements essentiels qui nous changent du true crime anxiogène.
Le format sériel, qui s’inscrit dans la durée, se prête à la perfection à la construction de ces univers tentaculaires abritant une profusion de personnages aux destinées contrariées. Les importants moyens financiers déployés ne servent donc pas qu’à appâter le chaland (les abonnés des plateformes de streaming) ; ils sont nécessaires pour rendre l’expérience vraiment immersive. Certaines dépenses sont aussi liées à l’obtention des droits d’exploitation de films de notre enfance (par exemple, The Dark Crystal qui devient Age of Resistance sur Netflix). Plus que jamais, la nostalgie n’a pas de prix.
Un genre plus vital qu’il n’y paraît
De plus, ces séries nous procurent autre chose qu’une fuite en avant (ou en arrière, c’est selon) : elles font écho à des problèmes bien d’aujourd’hui. Au même titre que les fictions historiques, souvent louées pour leur capacité à nous tendre un miroir sur le présent, la fantasy sur le petit écran est une incitation à la réflexion – par l’émerveillement.
Justine Breton rejoint cette vision : « L’un des intérêts de la fantasy est de proposer des échappatoires imaginaires tout en proposant des réflexions sur le réel. S’évader dans un monde de fantasy ne signifie pas refuser le réel, mais s’en éloigner temporairement pour le voir sous un jour différent et ainsi mieux le comprendre. Ces séries offrent de beaux divertissements, mais pas uniquement : elles traduisent des problématiques qui nous sont chères. »
Sous les peaux de bêtes, oreilles pointues synthétiques et poudre d’étoiles CGI, le genre expose ainsi les conséquences de l’arrivée de virus dévastateurs, des perturbations de l’écosystème ou du fanatisme de leaders populistes (sounds familiar ?). Encore une fois, Game of Thrones était pionnière : plusieurs choix narratifs de la série peuvent être interprétés comme une métaphore du réchauffement climatique, à commencer par l’expression désormais légendaire « Winter is coming ». George R.R. Martin, l’auteur des romans originaux, dont la rédaction a commencé en 1991, confirme d’ailleurs cette interprétation.
« La fantasy télévisée est aussi politique et engagée que n’importe quelle série. »
Justine BretonMaîtresse de conférences en littérature française
La série post-apocalyptique Sweet Tooth, quant à elle, nous entraîne dans un monde où les forces de la nature tentent de reprendre leurs droits et de cohabiter avec les humains, tandis que Lyra dans His Dark Materials (jouée par Dafne Keen) a été comparée par le scénariste Jack Thorne à Greta Thunberg.
Depuis le confort de son canapé, le spectateur de fantasy ne fait pas pour autant l’autruche : par le prisme du surnaturel, il est exposé à une forme d’activisme télévisé tout aussi pertinent que celui des drames inspirés de faits réels ou des uchronies, elles aussi rattachées à la littérature de l’imaginaire.
Selon Justine Breton : « La fantasy télévisée est aussi politique et engagée que n’importe quelle série : certains discours, progressistes ou conservateurs, sont certes plus marqués et facilement identifiables que d’autres, mais tous sont ancrés dans les systèmes de valeurs de leurs créateurs. »
Alors que notre horizon semble rétrécir de jour en jour, celui, infini, de la fantasy est à la fois rassurant et inspirant. Là où Game of Thrones était, en revanche, moins en avance sur son temps, c’est bien sur la représentation des femmes. Certes, on pouvait s’attendre à un certain niveau de violences physiques et sexuelles dans une société féodale, mais, dans la foulée du mouvement #MeToo, la série a été critiquée pour son sexisme. Cette production HBO pèche aussi par son manque de diversité au casting.
Les œuvres venues après elle ont pris note et comptent davantage d’interprètes et de personnages féminins, de couleur et LGBTQIA+ au premier plan, et ce même si ce n’était pas explicite dans les romans originaux (voir The Sandman, The Wheel of Time). Il reste encore des progrès à faire, comme avec House of the Dragon, mais le corpus TV de la fantasy en 2022 est ancré dans la modernité et cette multiculturalité se reflète dans sa fanbase grandissante, qui transcende les frontières et les classes sociales. Même la France s’y met avec Parallèles sur Disney+.
À la quête du roi dollar
Malgré tout, pourquoi cette nouvelle vague rafraîchissante par certains aspects commence-t-elle aussi à nous donner l’impression d’être submergés par un tsunami fastidieux ? D’abord, la production télévisée suit son propre calendrier, qui n’est pas exempt des effets d’embouteillage. Il n’est pas rare, en effet, que plusieurs projets partageant des thèmes communs – entamés avec des aspirations différentes et à des périodes éloignées l’une de l’autre – se retrouvent à sortir au même moment.
Dans le cas particulier de la fantasy, le temps que toutes les chaînes et plateformes observent le succès incomparable de Game of Thrones, mettent les rouages en marche, rassemblent un budget et un casting conséquents, et ajoutent la touche finale aux effets spéciaux et marketing (…) suffit pour qu’on se retrouve avec un boom artificiel du genre. Et les retards liés au Covid n’ont fait qu’amplifier ce phénomène de déjà-vu.
La fantasy est un bon investissement pour les responsables de programmes frileux : non seulement ce type de contenu a déjà fait ses preuves et s’accompagne d’un public semi-captif de fans dévoués, mais il n’est pas à l’abri de succès-surprise (de la franchise Harry Potter aux films Lord of the Rings et leur pluie d’oscars). L’espoir de tirer le gros lot se fait parfois au détriment des choix artistiques (on constate la même tendance pour les reboots à répétition).
De façon notoire, Netflix s’appuie en partie sur les données recueillies dans son fichier d’abonnés pour accorder le feu vert ou renouveler tel ou tel projet. Les magiciens ont vraisemblablement la côte sur la plateforme car, en plus des séries déjà citées, leur catalogue récent inclut Shadow and Bone, Locke & Key, Cursed, Destin : La Saga Winx, sans compter l’animation.
Cette volonté d’exploiter le filon de la fantasy à tout prix peut laisser perplexe. Surtout quand les producteurs se replient sur des sources minces en teneur narrative. Comme le remarque la critique Kathryn VanArendonk, House of the Dragon et Les Anneaux de pouvoir « sont essentiellement des entrées d’encyclopédie transformées en séries », les deux ayant été adaptées de textes secondaires dans l’œuvre de Martin et Tolkien, respectivement.
Elle déplore de plus le fait que ces prequels soient contraints dans leur envergure par l’existence des histoires fondatrices. Et si le genre s’émancipait de ses antécédents littéraires pour explorer de nouvelles frontières ? Apple TV+ est l’une des seules plateformes à ne pas miser sur la fantasy, au profit de genres adjacents comme l’étrange, la SF ou l’horreur, et cela donne des séries iconoclastes saluées par la critique : Severance, Servant, For All Mankind…
Surtout que le risque financier n’est jamais nul. Vu le niveau d’exigence esthétique actuel, les fictions TV de fantasy ne sont pas bon marché. Or, la surenchère n’est pas un modèle économique viable. D’autant plus que les amateurs du genre sont connus pour être très actifs sur les réseaux sociaux. S’ils sont mécontents d’une adaptation, ils sont capables d’orchestrer un battage médiatique négatif qui peut affecter la réputation d’une série ou d’une plateforme.
On en arrive ainsi à Amazon, qui suspend les critiques des Anneaux de pouvoir car elles s’apparentent à du trollisme. La même plateforme a annulé la mise en chantier d’une nouvelle version de Conan, une propriété intellectuelle qui cumulait pourtant deux cartes maîtresses de 2022 : la fantasy et la nostalgie des années 1990.
Nous assisterons peut-être dans un futur proche à une stabilisation de cette overdose de fantasy télévisée vers quelque chose de plus digeste. Ce que l’on peut espérer, en tout cas, c’est que le genre garde une certaine innocence en dépit des enjeux financiers colossaux de l’industrie Peak TV et, surtout, son sens de l’aventure.
Pour aller plus loin : l’ouvrage de Justine Breton, coécrit avec l’historien Florian Besson, Une histoire de feu et de sang. Le Moyen Âge de Game of Thrones, vient de sortir en version poche aux éditions Alpha • Anne Besson a dirigé le Dictionnaire de la fantasy, publié aux éditions Vendémiaire (2018) • La revue bilingue Fantasy Art and Studies organise en 2023 une journée d’études Fantasy en séries.