Critique

Avec Severance, Ben Stiller nous plonge dans l’enfer du travail

18 février 2022
Par Héloïse Decarre
Employé de la société Lumon Industries, Mark Scout a accepté une opération chirurgicale irréversible visant à  séparer sa mémoire spatialement.
Employé de la société Lumon Industries, Mark Scout a accepté une opération chirurgicale irréversible visant à séparer sa mémoire spatialement. ©Apple TV+

Selon certains dictionnaires, le mot « travail » trouverait ses origines dans le terme latin tripalium (qui désigne un instrument de torture). Une définition que ne contredira pas Severance, la nouvelle série cauchemardesque et dérangeante de Ben Stiller, diffusée dès le 18 février sur Apple TV+.

La pandémie de Covid-19 et les confinements successifs qu’elle a provoqués nous ont bien fait réaliser une chose : l’importance d’établir des frontières entre travail et vie privée. Pas facile de rester concentré en télétravaillant au milieu du salon, avec le petit dernier qui court partout. Pas évident, à l’inverse, de savoir quand couper son téléphone ou son ordinateur quand ils nous ont rendus joignables 24 heures sur 24…

Mais il existe peut-être une solution. L’entreprise Lumon Industries propose à ses employés un moyen infaillible pour séparer sphère privée et vie professionnelle. L’idée ? Une procédure chirurgicale, la severance, ou séparation. Par cette opération irréversible, les salariés volontaires acceptent de se faire insérer un implant dans le cerveau. Implant qui permet de diviser leur mémoire spatialement. À l’extérieur, ils n’ont aucun souvenir de leur journée de travail. Et, au travail, ils oublient tout ce qui concerne leur vie privée.

Quand Orwell va au travail

Censé garantir le bien-être des travailleurs et travailleuses, le procédé cherche en fait à maximiser leur productivité… en les aliénant totalement. On commence à se douter qu’il y a un problème en suivant le personnage principal, Mark Scout (joué par le génial Adam Scott, qui incarne avec perfection la bizarrerie du « personnage lambda » et la tristesse profonde d’un homme qui vient de perdre sa femme), sur son chemin jusqu’au travail.

Première étape : franchir les multiples contrôles de sécurité, dignes d’un établissement pénitencier. Deuxième étape : abandonner dans les vestiaires toute trace de sa vie extérieure. Troisième étape : pénétrer dans l’ascenseur, lieu où se produit le changement de conscience entre l’outie, le soi de l’extérieur, et l’innie, le soi travailleur. Bascule qui sera effective au moment même où résonnera l’hypnotique sonnerie de l’ascenseur. Destination finale : l’étage du département de raffinement des macro-données.

On s’enfonce alors dans un univers aseptisé et oppressant, sans aucune fenêtre. Dans un labyrinthe de couloirs blancs sans fin, Mark se dirige, confiant, jusqu’à son poste de travail au milieu d’une gigantesque pièce impersonnelle. L’ambiance suffocante du lieu prend aux tripes, notamment grâce à des prises de vue parfaitement maîtrisées et esthétiques. La caméra alterne entre des plongées, des visions à la première personne (type jeux vidéo), ou encore des jeux de mouvements rappelant une caméra de surveillance. La mise en scène, appuyée par un montage fluide et dynamique, en devient véritablement angoissante. Impossible, même, de savoir dans quelle époque on se situe – peut-être quelque part entre les années 1980 et 1990, si l’on en croit le design des ordinateurs.

Dans l’univers de Lumon Industries, les employés deviennent des robots sans souvenirs, qui évoluent dans un monde aseptisé et oppressant, sans ouverture vers l’extérieur.©Apple TV+

Ordinateurs sur lesquels Mark et ses collègues travaillent… sans vraiment savoir ce qu’ils font. De 9 heures à 17 heures, tous les jours, l’équipe du département de raffinement des macro-données est chargée de la même tâche répétitive. Celle de catégoriser et classer des chiffres en fonction des émotions qu’ils procurent. Dans ce monde dystopique, où les employés vouent un véritable culte de la personnalité au fondateur de l’entreprise, Kier Egan, tout n’est que procédure et protocole.

Les missions confiées aux salariés de Lumon ne sont pas sans rappeler celles des fameux bullshit jobs, inutiles et vides de sens. Les agents suivent le manuel, sans le comprendre et sans aucune réflexion. C’est le cas de Mark, quand il fait passer un entretien d’embauche un peu particulier à la nouvelle recrue du service, Helly. Il lit scrupuleusement chaque question de ce fameux manuel, sans même regarder son interlocutrice, ou les adapter à elle. Comme les autres employés, il devient un robot, esclave de la productivité. Et en vient à ne plus savoir qui il est.

Des travailleurs-robots en quête d’identité

Car, dans le monde de Lumon, tout est uniformisé. La mise en scène, faite de couleurs froides et d’une photographie ultrasymétrique, accentue encore plus cette dépersonnalisation. La robotisation des innies est aussi due au fait qu’ils ne sont plus que des enveloppes charnelles. C’est ce que rappelle Helly à son innie, quand elle lui lance : « Je suis une personne, tu n’en es pas une ! » Les innies ont perdu toute identité, excepté celle d’employés coincés au travail à perpétuité. Car leur réalité à eux est uniquement celle de l’entreprise : à peine rentrés dans l’ascenseur à la fin de leur journée, ils en ressortent pour en démarrer une nouvelle.

Conséquence : ils ne connaissent rien du monde extérieur. Ils n’ont plus aucune famille et n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la nature, car ils vivent dans un lieu artificiel qu’ils ne quittent jamais. Et, malgré leur volonté de savoir qui ils sont à l’extérieur, de découvrir s’ils ont des enfants et des partenaires de vie, ce savoir leur restera caché… Par eux-mêmes. Cet enfer, les salariés l’ont choisi, même s’ils ne s’en souviennent pas. Et ils ne pourront le quitter sans la validation de leur outie. En total respect de leur libre arbitre.

Choisir comment gagner sa vie

Parce que la meilleure façon de garder un prisonnier, c’est de lui faire croire qu’il est libre. Chacun d’eux a fait le choix de recevoir cet implant. Mark exprime à plusieurs reprises son refus qu’on le désactive. Huit heures par jour, cet homme en plein deuil peut ainsi oublier la peine qui l’assaille face à la perte de sa femme. S’il a fait ce choix, c’est donc avant tout par confort émotionnel. En s’ôtant tout souvenir et toute réflexion, les employés de Lumon consentent à une infantilisation sans limites. Dès qu’ils font une erreur, ils sont punis par le terrifiant M. Graner, sorte de directeur d’école qui les envoie dans l’effroyable Break Room. Une salle sombre où s’opère un lavage de cerveau en règle, les salariés devant y réciter des centaines, voire des milliers de fois des excuses, jusqu’à ce qu’ils soient jugés sincères. Au contraire, quand ils parviennent à un accomplissement, les travailleurs et travailleuses sont récompensés par de petits cadeaux puérils, des goûters ou des moments festifs.

Une fois les employés réduits au statut d’enfants ignorants, c’est la hiérarchie qui devient le parent. Une hiérarchie incarnée par le fondateur de Lumon, Kier Eagan, sorte de Dieu paternaliste (il est l’auteur du Manuel, fausse Bible regroupant les préceptes de la compagnie), et par la bien mal nommée directrice Harmony Cobel (incarnée par Patricia Arquette, plus glaçante que jamais, qui retrouve Ben Stiller pour la troisième fois, après Flirting with Disaster et Escape at Dannemora). La hiérarchie est divinisée jusque dans les jeux de lumière, particulièrement détaillés et bien pensés, qui rappellent à quel point la directrice est omnisciente.

La glaçante directrice, Harmony Cobel, incarnée par Patricia Arquette, ne laisse transparaître aucune émotion, si ce n’est la colère.©Apple TV+

Mais la croyance et l’admiration envers Kier Eagan et ses principes vacillent à partir du moment où un autre livre vient les remettre en cause. Par erreur, un exemplaire de l’ouvrage sur le développement personnel écrit par Ricken, le beau-frère de Mark (personnage qui apporte la touche d’humour absurde bienvenue qu’on pouvait attendre de la part de Ben Stiller, d’ordinaire plus habitué des comédies) atterrit dans le département de raffinement des macro-données. Petit à petit, la rébellion s’installe, portée par le libre arbitre conservé par les innies, et accentuée brillamment par une musique concordant aux événements. Au fil des neuf épisodes, parfois un peu longs, l’environnement sonore évolue : d’abord fait de mélodies d’ascenseur fades, il dégénère doucement jusqu’à exploser lors de morceaux révoltés de Metallica ou Motorhead.

Une invitation à l’indiscipline, qui intime aux personnages, comme aux spectateurs et spectatrices, à penser pour eux-mêmes plutôt que pour le système. En mélangent des influences allant de Black Mirror à The Office (qui varie selon les versions), en passant par Un jour sans fin, Ben Stiller nous rappelle qu’avant tout, c’est notre travail qui a besoin de nous, et pas l’inverse. Et qu’il ne dépend que de nous de le réaliser. En attendant avec impatience la suite des aventures des salariés de Lumon, dans une très probable saison 2 de Severance.

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Article rédigé par
Héloïse Decarre
Héloïse Decarre
Journaliste
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