
La bande dessinée érotique demeure en France un marché relativement réduit. Néanmoins, une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices, ainsi que plusieurs initiatives éditoriales lui rendent ses lettres de noblesse. Décryptage à l’approche de la Saint-Valentin.
Au début des années 2010, le marché de la bande dessinée érotique semblait à la peine. Le genre, populaire dans les années 1980 et porté par des auteurs stars (souvent italiens) comme Manara et des publications spécialisées, s’était alors raréfié en librairie. Néanmoins, comme le pointait un mémoire de recherche en 2013 conservé à la Cité de la bande dessinée et de l’image, de nombreux éditeurs ont tenté, il y a une dizaine d’années, de relancer la machine. Début 2025, où en sommes-nous ?
Une présence qui s’est normalisée en rayon
Premier constat, partagé par l’équipe du podcast Les Franco-Belges qui vient d’enregistrer un épisode à ce sujet : la bande dessinée pour adultes (consentants) a largement perdu de son côté sulfureux ou tabou. Là où, il y a encore quelques années, on pouvait avoir du mal à assumer sa collection d’œuvres érotiques, le genre s’est désormais banalisé. Au point que des expositions soient régulièrement organisées sur la question.
En cause ? Le succès depuis une quinzaine d’années d’auteurs et d’autrices qui ont profondément renouvelé le genre, voire remporté de gros succès critiques et commerciaux. La série des Péchés mignons d’Arthur de Pins, les albums Happy Sex de Zep, les récits autobiographiques d’Aurélia Aurita ou les nombreux récits illustrés de Kaita Even ont contribué à rendre le genre « fréquentable » et moderne.
De plus, la variété de l’offre est au rendez-vous, comme en témoigne la grande richesse d’une collection comme « BD Cul » publiée depuis quelques années aux éditions des Requins marteaux et du Monte-en-l’air. Mais, dès 2018, un long dossier du site Actua BD pointait que ce bouillonnement éditorial en cours peinait à faire émerger un vrai marché stable des auteurs phares dans le genre. Depuis, les choses ont un peu bougé.
Beaucoup de nouveautés et quelques succès en librairie…
Rien que depuis la fin 2024, une quinzaine d’albums appartenant à ce registre sont sortis chez de grands éditeurs, avec des tons et des styles graphiques particulièrement variés. Les hyperactives éditions Tabou ont ainsi sorti un nouveau tome de la série Hors des sentiers battus, centrée sur une vision joyeuse et curieuse de la sexualité ou, plus récemment, le recueil de Manolo Carot (le maître espagnol du genre), Histoires extraordinaires. C’est le même Carot que l’on retrouve dans In vino veritas, un thriller érotique scénarisé par Irene G. qui vient de paraître dans la bien nommée collection « Canicule » des éditions Dynamite. Lesquelles poursuivent également un grand travail de réédition des classiques italiens de la bande dessinée pornographique.
Si beaucoup de ces sorties récentes se concentrent d’ailleurs sur des ressorties prestigieuses des classiques de la BD adulte, des artistes plus contemporains obtiennent de véritables succès critiques et commerciaux, notamment pour leur approche plus moderne des relations sexuelles et des mécaniques de séduction. Certains albums suscitent même des attentes importantes : le prochain volume de la collection « BD Cul », Big bang cunni, invite la talentueuse Chloé Wary, étoile montante de la bande dessinée féministe, pour un album queer, drôle et résolument révolutionnaire dans l’âme.
Une création qui s’est déportée sur d’autres biais de diffusion
Comme nous le raconte CapyCec, co-animatrice des Franco-Belges, le renouveau de la BD érotique a aussi pour caractéristique de ne pas toujours passer par le biais d’albums vendus en librairie de manière classique. De très nombreux dessinateurs choisissent ainsi de publier leurs planches sur les réseaux sociaux ou via des plateformes de financement participatif. Certains éditeurs spécialisés se sont d’ailleurs positionnés sur le marché de la bande dessinée numérique, comme La Musardine qui a lancé sa plateforme X-Webtoon en 2022.
Sur cette dernière, on retrouve de nombreux titres de fond de catalogues appartenant au patrimoine de la BD porno, mais aussi des créations plus récentes lancées spécifiquement pour la plateforme, ainsi que des genres moins présents en librairie, mais bénéficiant d’un public fidèle (récits LGBT, BDSM, furry…).
L’une des problématiques pour les auteurs de BD adultes en France demeure le tirage relativement faible des albums appartenant à ce registre, ne permettant pas toujours d’en vivre à plein temps, sauf gros succès surprise. C’est ce qui pousse certaines autrices comme Katia Even à se tourner vers un modèle hybride : certains albums en numérique, d’autre en édition traditionnelle, et d’autres encore via des campagnes de financement participatif. Cette dernière solution permet à l’autrice d’être certaine de rentrer dans ses frais avant la production d’un album, même avec un tirage modeste de 3 000 exemplaires. Certaines autrices, enfin, choisissent d’autodiffuser leurs créations érotiques dans des conventions spécialisées, dans des recueils à plus petit tirage, en fournissant des commissions et des illustrations à la demande en complément.
Les comics et les hentai soutiennent le marché
Il faut enfin signaler que si la bande dessinée européenne peine à trouver ses locomotives dans le secteur de l’érotisme, en dehors des exceptions que nous avons mentionnées plus haut, le marché est en grande partie porté par le segment du comics érotique – comme en témoigne l’énorme succès de la saga BDSM Sunstone rééditée en intégrale chez Panini –, mais surtout par les mangas pour adultes.
Le manga a ainsi connu une explosion du marché des contenus érotiques et pornographiques publiés en France. Pour Antoine, libraire ayant tenu des stands de librairie dans des conventions de fans de mangas et de japanime, ce n’est pas étonnant : « Il y a dix ans, on trouvait quelques mangas ecchi (érotiques) et quelques hentai (pornographiques) chez des éditeurs spécialisés. Maintenant, le public a beaucoup grandi, les adultes lisent beaucoup de mangas, et il y a de la place en rayon pour ces récits qui assument la présence de la sexualité. Surtout en salon et en convention, où l’on peut discuter avec les libraires, feuilleter les œuvres, faire des sélections… Alors qu’en librairie, il n’y a pas toujours cette qualité d’échange et les livres sont souvent sous un film plastique pour protéger les mineurs ! » En effet, depuis quelques années, les éditeurs et les séries de mangas polissons se sont multipliés (Niho Niba, Hot Manga, Lilith, Irodori Comics…) et sont sortis de la confidentialité.
C’est ce qui a permis à certaines séries teintées d’érotisme de devenir de gros succès en librairie, malgré, en effet, une mise sous blister et une présence dans des rayons réservés au plus de 18 ans. C’est par exemple le cas pour la série Partners 2.0 de Souryuu, aux éditions Kurokawa, l’histoire légère, mais très chaude, de deux sexfriends apprenant à se découvrir au fil du temps et qui a conquis un vaste public.
L’avenir de la bande dessinée érotique nous semble donc plutôt radieux : si le genre n’est pas tout à fait devenu le plus populaire du marché, il est soutenu par un dynamisme éditorial, par l’arrivée d’une nouvelle génération d’auteurs et surtout d’autrices, et une variété de propositions sans commune mesure avec ce que l’on trouvait en librairie il y a 30 ans. Et surtout : la bande dessinée polissonne est définitivement sortie du placard et s’assume comme une lecture fun, qualitative et dont il n’est plus nécessaire d’avoir honte !