Entretien

Entre les lignes avec Miguel Bonnefoy, lauréat du Prix de l’Académie française

26 octobre 2024
Par Léonard Desbrières
Entre les lignes avec Miguel Bonnefoy, lauréat du Prix de l'Académie française
©Aurélie Lamachère

Nouvel épisode de notre série d’entretiens au long cours avec les écrivains. Pour parler écriture et littérature, mais aussi pour percer la carapace de ces raconteurs d’histoire. Ce mois-ci, il s’agit de Miguel Bonnefoy fraîchement décoré du Prix de l’Académie française.

C’est la dernière ligne droite avant le verdict des prix d’automne, et vous êtes en lice pour plusieurs d’entre eux. Comment vivez-vous cela ? Quelle importance accordez-vous à ces récompenses ?

C’est important dans le sens où je me rends bien compte que, dans les codes de la rentrée littéraire, c’est le meilleur moyen d’être très observé, d’être exposé et donc fatalement de vendre. Les ventes, ce ne sont pas seulement des chiffres, c’est surtout se donner du temps. Et le temps te permet ensuite d’écrire de meilleurs livres.

Je rêve de disparaître sept ans et de revenir avec un livre qui a macéré, vieilli en fût de chêne. Un livre que tu as travaillé, laissé de côté un an, puis repris. J’ai la chance avec Rivage [sa maison d’édition, ndlr] d’avoir énormément de liberté. Ils me disent : “Mon ami, c’est quand tu veux, c’est toi qui choisis, c’est toi qui fais. On va libérer de la place pour te faire une belle rentrée.” Mais je me rends compte aussi que si tu ne publies pas tous les deux ou trois ans, c’est compliqué… J’ai des enfants, un crédit, c’est très simple : je suis comme la plupart des gens, je ne suis pas riche.

Publier régulièrement, c’est aussi fidéliser le lecteur ?

Il y a ça aussi, bien que je sois convaincu que la mémoire des peuples n’est pas aussi courte qu’on veut bien le dire. Ma naïveté me pousse à penser qu’il y a une loyauté chez les êtres. C’est comme une histoire d’amour : même après une rupture, tu continues toute ta vie à penser à la personne, tu continues à l’aimer d’une certaine manière et la recroiser un jour peut raviver certaines choses.

Quel regard portez-vous sur la rentrée littéraire ? On a l’impression qu’il y a une sorte de désamour de la part des auteurs en ce moment…

C’est vrai, on en parle avec mes amis écrivains. Le verre à la main, à des dîners, il y en a certains qui s’insurgent : “Quelle boucherie, la rentrée littéraire ! Je suis fatigué, apeuré, j’ai envie de m’en foutre, mais je n’y arrive pas.” Il peut y avoir ce ressenti, mais je crois que, quand on voyage un tout petit peu et qu’on sort de France, on se rend compte de ce qu’on vit dans le paradis du livre.

« Un romancier est un démiurge, il réécrit les histoires à sa façon. »    Miguel Bonnefoy

Quel pays, sur une période de plusieurs mois, a autant de journalistes et d’émissions mobilisées autour du livre ? Dans le métro, tu vois des affiches glorifiant les écrivains. Dans n’importe quel village de France, tu as une librairie. Pendant le confinement, les librairies ont été classées comme besoin essentiel des Français. En fait, c’est hyper beau, alors, ne faisons pas non plus les fines bouches.

Abordons la genèse de votre nouveau roman, Le Rêve du jaguar. J’y vois un retour à la normale, une nouvelle pierre à votre grande fresque sud-américaine, là où L’Inventeur était un pas de côté surprenant…

Après Héritage, dans lequel je racontais la destinée de la branche paternelle de ma famille entre la France et le Chili, je me suis retrouvé face à un dilemme. Soit je continuais mon entreprise romanesque en retraçant cette fois la folle histoire de la branche maternelle de ma famille au Venezuela, soit je partais sur autre chose. Mais j’étais obsédé par la figure d’Augustin Mouchot, ce pionnier de l’énergie solaire au XIXe siècle, une sorte d’Icare des temps modernes. Mon éditrice m’a dit de me fier à mes obsessions et de foncer. Avec un peu de recul, c’est vrai que c’était un gros pas de côté. Un roman très Second Empire, avec un personnage austère, pas de femme, pas d’amour… C’est loin des récits épiques auxquels j’avais habitué mes lecteurs.

Dans ce nouveau roman, vous vous emparez d’une mythologie familiale, celle qui entoure vos grands-parents maternels, deux héros du Venezuela. Comment articuler réalité historique et fiction propre au romancier ?

D’un côté, vous avez la réalité d’une famille, avec les archives et les registres. Mes grands-parents étaient tellement célèbres, c’était de telles stars de la médecine et de la politique vénézuéliennes que je disposais de millions de coupures de presse, je pouvais presque suivre heure par heure leur existence. J’ai tous les discours qu’ils ont prononcés ici et là, toutes leurs médailles. Ce sont des gens qui ont été couverts de gloire, dont la vie est imbriquée à l’histoire du Venezuela avec une grande hache comme disait Georges Pérec.

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À côté de ça, j’avais les histoires familiales que me racontaient ma mère, mes cousines, ma tante. Une sorte de bouche-à-oreille qui alimente les légendes. Il fallait trouver une langue pour unifier ces deux récits, un liant comme on dit en peinture. Et par-dessus, bien sûr, ajouter une couche de fiction. Parce qu’un romancier est un démiurge, il réécrit les histoires à sa façon. C’est assez beau de se rendre compte que, finalement, un livre, c’est d’abord une temporalité, un timing. Ce n’est pas seulement l’histoire en elle-même, c’est le moment où il s’écrit.

Vous vous affranchissez de la réalité aussi grâce à l’imaginaire et la fantaisie, en cela vous considérez-vous comme un héritier du réalisme magique ?

L’idée du réalisme magique est très belle, parce que justement elle n’est pas l’apanage des auteurs sud-américains du XXe siècle comme Gabriel García Márquez, Alejo Carpentier, Carlos Fuentes, Cortazar ou le Brésilien Jorge Amado. Toute cette génération d’auteurs nés dans les années 1920, elle a lu Oscar Wilde, Kafka, Gogol, Cervantès, Rabelais et même Homère. Mettre de la magie dans les livres, ça a toujours existé. Et c’est ce que j’aime par-dessus tout.

Est-ce par peur d’un naturalisme trop poussé ?

Ma sœur se moque toujours de moi. Elle qui est militante, féministe, activiste, sexologue au Mexique, qui est en confrontation directe avec la réalité et la misère, elle s’amuse du “monde merveilleux de Miguel Bonnefoy. Mon travail n’est pas de dupliquer la réalité, j’y vis tous les jours, je sais ce que c’est. Je préfère exprimer la réalité. En passant par une langue, une musique particulière et surtout des symboles. Forcément, je passe par une forme de fiction qui s’apparente au surnaturel.

Il y a une très célèbre scène dans Cent Ans de solitude où l’une des plus belles femmes du monde est plus ou moins vierge parce qu’elle est si belle que personne n’ose la séduire. On la dit simplette, légère, frivole, aérienne. Alors qu’elle a 18 ans et qu’elle est en train d’étendre des draps dans le jardin, une immense bourrasque détache un des draps blancs, s’agrippe à elle et l’emporte dans les cieux sans qu’elle ne revienne jamais.

Lorsqu’on a demandé à García Márquez le sens de cette scène, il a répondu : “Vous savez, dans mon village à Aracataca, quand j’étais enfant, il y avait une adolescente, la plus belle fille du village que ses parents ne souhaitaient voir mariée à personne. Dans le village passaient souvent des gitans. Et un jour, elle a disparu, tombée amoureuse d’un caravanier qui l’avait emportée avec lui. Mais la famille, très puritaine, fut incapable de dire qu’elle était partie avec un homme et raconta partout qu’elle s’était envolée en étendant du linge. » Pour moi, c’est tellement plus fort, tellement plus beau.

Comment décrire cette ville de Maracaibo où se situe votre récit ?

C’est la deuxième ville la plus importante du Venezuela. C’est là que le pétrole a été découvert. Cette extraordinaire colonne noire qui tout à coup a surgi, un flot inarrêtable d’or noir qui allait changer à tout jamais le destin du pays. Cette ville de pêcheurs et de fermiers est alors devenue, du jour au lendemain, une gigantesque métropole attirant toutes les convoitises. On dit que la première piste pour le Concorde s’est construite à Maracaibo, pour accueillir les banquiers et les magnats du pétrole.

C’est assez symbolique d’un pays dont l’histoire est intimement liée à cette ressource…

Ça a complètement changé la destinée du Venezuela. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Nous n’avons pas su semer le pétrole, comme disait Arturo Uslar Pietri. On n’a pas su faire du pétrole une graine qu’on plante pour pouvoir faire naître des institutions publiques, des universités, pour développer le système agricole. On s’est plutôt dit : “Accumulons les pétrodollars et achetons tout ce dont nous avons besoin à l’étranger.” À quoi bon aller s’échiner à la tâche quand on est riche ? Au Venezuela, les gens sont si pauvres qu’ils n’ont que de l’argent.

Quel lien conservez-vous avec le Venezuela ?

Un lien très étroit. J’ai beaucoup de famille qui habite là-bas, mon père habite là-bas. Mais je n’y suis pas retourné depuis 2017 pour la simple et bonne raison que j’ai deux filles de 4 et 2 ans, que j’ai beaucoup bougé entre Rome, Berlin, ici et là. C’est bête, mais c’est comme si le moment ne s’était pas présenté. Je souffre de mélancolie, je voudrais faire découvrir mon pays à mes filles qui sont déjà allées plusieurs fois dans le pays de leur mère, au Danemark. Comme moi, elles sont au carrefour des pays, des cultures et des langues. Ça fait partie des bois que j’essaie de tailler dans ma vie et surtout dans mon œuvre. L’idée que le métissage est une richesse inépuisable.

J’aimerais qu’on rentre dans le livre. Un mot sur le titre d’abord, Le Rêve du jaguar ?

Il y a un proverbe qui se dit à Maracaibo : “Dans toutes portées de chats, il y a un jaguar.” Des enfants qui sont poussés hors de la famille, grandissent différemment, s’émancipent des codes et deviennent des bâtisseurs, capables de faire de grandes choses. J’ai eu l’impression que c’était analogue à la destinée d’Antonio, déposé sur les marches d’une Église, orphelin né de la misère, qui se rêve jaguar et qui, par un fabuleux destin, cet autre nom que vous donnez aux sommes des hasards comme disait Borges, devient un des plus illustres chirurgiens du pays, fondateur d’une université. Et c’est le cas pour sa femme aussi, ma grand-mère, Ana Maria, fille de rien devenue la première femme médecin du pays et une militante féministe d’avant-garde.

Une destinée de héros romanesques en quelque sorte…

Toute ma vie, j’ai entendu des histoires sur mon grand-père et la plupart sont fausses. Il s’est fait totalement dépasser par sa propre légende. Dans la famille, il a la stature du lion. Dès qu’on parle de lui, c’est : “À ce moment-là, ton grand-père se leva et dit…” Tu as l’impression que c’est Abraham alors que, pour sa famille, pour sa femme c’était surtout un spectre, un grand absent. Parce qu’avoir une carrière comme la sienne, scientifique et politique, c’est renoncer à beaucoup de choses.

Pourtant, ce roman n’est-il pas une grande histoire d’amour ?

J’ai menti. Dans la réalité, mon grand-père et ma grand-mère se sont séparés et Antonio a eu trois autres femmes. Mais j’ai décidé dans le livre de ne pas écrire ça, d’écrire plutôt une histoire d’amour qui ne peut se finir que dans la mort. En finissant le livre, ma mère était émue aux larmes. Elle m’a dit que j’avais écrit l’histoire qu’elle aurait voulu vivre. J’ai des enfants qui auront des enfants à leur tour, dans trois générations, quand on aura absolument oublié l’histoire des arrière-grands-parents de Maracaibo, il ne restera peut-être que ce livre comme témoignage et, dans ce livre, il sera écrit que dans notre famille, les histoires d’amour ne finissent que dans la mort.

Cette question de transmission et de mémoire, elle passe aussi par l’irruption soudaine de Cristobal, une sorte de double de papier…

J’aurais préféré ne pas l’écrire. Je me tiens habituellement loin de mes livres, je ne mets pas en scène, je ne suis pas dans l’autofiction. Mais je ne savais pas comment finir le roman. Il me fallait quelqu’un pour collecter toutes ces histoires, parcourir les mythes et les légendes, les rassembler dans un livre. Mécaniquement, il fallait que ça arrive jusqu’à moi. C’était la partie la plus compliquée à écrire, je ne voulais surtout pas en faire trop. J’ai choisi Cristobal, mon troisième prénom, parce que c’est Saint-Christophe, celui qui est au service des autres. Mais la conclusion de tout ça, c’est que j’ai forcé le trait, j’ai essayé de fabriquer une version chaplinesque de moi et j’y ai pris un plaisir inattendu ! Je crois que ça me plairait d’explorer cette autodérision, de devenir un personnage d’un de mes romans.

Pour conclure, quel serait l’autrice ou l’auteur vénézuélien à découvrir absolument ?

Notre Victor Hugo national, c’est Romulo Gallegos ! Il a même été président de la République, c’est l’enfant du siècle. Son grand livre s’appelle Doña Bárbara. Mais s’il fallait vraiment choisir un auteur, je pencherais pour Arturo Uslar Pietri. Le grand romancier de la terre !

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