Critique

Nickel Boys : « S’interdire de penser à la fuite, c’était assassiner sa propre humanité »

10 août 2020
Par Anastasia
Nickel Boys : « S'interdire de penser à la fuite, c'était assassiner sa propre humanité »

Colson Whitehead place son roman, Nickel Boys, dans la Floride ségrégationniste dans années 1960. À travers Elwood et ses compagnons, nous découvrons un décor dont nous avons peu entendu parler : celui de la Dozier School for Boys, une école disciplinaire pratiquant de lourds sévices sur ses pensionnaires… Un très bel hommage à ces centaines de jeunes innocents.

Nickel-boysLa Dozier School for Boys : la fin d’une humanité

Dans Nickel Boys, Colson Whitehead dénonce les conditions de vie de la Dozier School for Boys à Marianna, en Floride. Ouverte pendant 111 ans, elle a soumis, pendant plusieurs décennies, ses pensionnaires à des abus, des coups, des viols, des tortures… Et même, bien trop souvent, la mort.

« Une école disciplinaire où les jeunes délinquants, séparés de leurs comparses, recevront une formation physique, intellectuelle et morale, seront remis sur le droit chemin avant d’être rendus à la société, pourvus de la détermination et du tempérament qu’elle est en droit d’attendre de ses bons citoyens, d’hommes honnêtes et honorables, capables de subvenir à leurs propres besoins grâce à une profession ou une qualification adaptée. »

À Nickel, comme dans la vie d’ailleurs, Elwood apprendra que la justice se joue à pile ou face. Soit tu as de la chance, soit tu n’en a pas. Avec un Noir, à cette époque-là, personne n’essaie jamais de comprendre ni ses intentions et ni son taux de responsabilité dans une affaire : s’il y est mêlé, c’est qu’il est forcément coupable. C’est comme ça que Phil, un surveillant blanc de Nickel, envoit Elwood dans la Maison-Blanche, une pièce insalubre de torture, après que celui-ci ait tenté d’aider un camarade qui se faisait violenter.

« La sortie était juste-là. Elwood songea à s’enfuir. Il se ravisa. Cette pièce était la raison pour laquelle il n’y avait autour de l’école ni mur, ni clôture, ni barbelés, la raison pour laquelle si peu de garçons s’évadaient : elle était le mur qui les retenait. »

Mais si fuir paraissait être de la folie, ne pas fuir l’était également.

Que seraient devenus tous ces garçons si Nickel ne les avait pas anéantis ? On ne leur avait pas même laissé la possibilité d’être ordinaires, et c’est ainsi qu’ils devinrent des hommes brisés.

Même sortis de l’école, elle était toujours là, cachée dans les ténèbres de leurs entrailles et sous les couches de leurs inconscients. Tous les soirs, les garçons de la Dozier School – car c’est toujours ce qu’ils seront avant tout-, avaient rendez-vous avec Nickel. On ne pouvait pas fermer la porte.

« La capacité à souffrir. Elwood et tous les garçons de Nickel existaient dans cette capacité. C’est en elle qu’ils respiraient, qu’ils mangeaient, qu’ils rêvaient. Elle était leur vie désormais. Sans elle, ils seraient morts. »

Mais comment auraient-ils pu être capables d’aimer leurs bourreaux, comme l’invoquait Martin Luther King dans un de ses discours ? Comment réussir à atteindre l’agapè quand c’est la haine sinon la peur qui vous ronge ? Telle fut, pendant tout son séjour à Nickel, la grande problématique d’Elwood.

Lui, si doux et intelligent, lui qui voulait croire au Bon dans le monde et qui voulait faire des études à l’université, qui ne rêvait que d’avoir le droit de s’asseoir dans la salle à manger de l’hôtel Richmond, d’aller à Fun Town, n’avait su qu’apprendre à recevoir les coups, se taire, se rabaisser, ignorer, attendre, prendre son mal en patience.

« Nickel le leur avait bien fait entrer dans le crâne : Vous êtes des Noirs dans un monde de Blancs. »

« Regarde, regarde ce qu’ils m’ont fait »

Dans son roman, il importe à Colson Whitehead de parler au nom de ces garçon qui n’ont pas eu la chance, comme d’autres enfants, d’aller jouer dans le parc d’attraction Fun Town, d’avoir trois repas par jours, d’avoir l’innocence d’un baiser avant de plonger dans un sommeil plein de rêves. Ces enfants n’avaient pas conscience qu’il existait, quelque part dans le monde, des endroits comme Nickel, des Maisons-Blanches pour les tortures, des Allées des Amoureux pour les viols.

Au début de son séjour à Nickel, Elwood garde l’espoir de tout raconter à sa grand-mère lors d’une de ses visites. Et puis vint les coups de fouet à la lance en cuir, les injures, les autres sévices. Alors, Elwood choisit le silence, lui qui avait, plus tôt, manifesté pour les Droits des Noirs. Et c’est comme ça que la peur devint chez lui, un sentiment familier.

« Quand sa grand-mère vint lui rendre visite, il fut incapable de lui raconter ce qu’il avait vu lorsque le Dr. Cooke avait retiré ses pansements et qu’il avait marché jusqu’à la salle de bain, à l’autre bout de la salle au carrelage froid. Il s’était regardé dans la glace et avait su que le coeur d’Harriet n’y résisterait pas, sans parler de la honte qu’il éprouvait d’avoir laissé ça se produire. »

Alors, pour protéger sa grand-mère et endosser son rôle de grand garçon, il la rassura en lui disant que tout allait bien, cachant derrière les mots sa tristesse. Mais tout ce qu’il avait envie de lui c’était : « Regarde, regarde ce qu’ils m’ont fait. »

Nickel Boys est un hommage à tous ces garçons de la Dozier School For Boys. Qu’ils restent à jamais dans nos mémoires.

Parution le 19 août 2020 – 272 pages

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé

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