L’intelligence artificielle constitue à la fois le fantasme, l’obsession et l’angoisse de notre époque. De plus en plus de technologies y ont recours, les gouvernements semblent en faire une priorité pour la recherche scientifique, mais est-il réellement souhaitable de la faire entrer dans toutes les parcelles de notre vie ? C’est ce que se demande Éric Sadin dans L’Intelligence Artificielle ou l’enjeu du siècle.
Le danger des mots
L’Intelligence Artificielle ou l’enjeu du siècle est un essai d’Éric Sadin qui mène une réflexion sur ce qu’est l’intelligence artificielle, sur ce que la conception que nous en avons révèle de nous, ainsi que sur les conséquences que son usage pourrait avoir sur nos vies. Romancier mais aussi philosophe référent sur le domaine du numérique, l’auteur dispose d’une solide culture informatique qui lui permet de se placer en expert.
D’entrée de jeu, Éric Sadin ouvre la chasse à l’abus de langage. Dès l’introduction, en bon philosophe, il s’attache à redéfinir les termes que nous avons tendance à employer à tort et surtout à travers : « révolution numérique » ou encore « transformation digitale ». Ces expressions toutes faites sont brandies comme un Graal à atteindre coûte que coûte par les entreprises – ou même les institutions – qui cherchent à rester à la page. Pour l’auteur, ces formules attestent d’une conception erronée que nous avons du numérique. Tout l’enjeu est là : l’informatique, le numérique, l’intelligence artificielle ont cessé d’être de simples outils destinés à nous faciliter la vie pour devenir des prescripteurs, des détenteurs de la vérité.
Éric Sadin remet même en cause la légitimité des termes « intelligence artificielle » au nom d’une lutte contre un anthropomorphisme technologique. Les scientifiques qui ont contribué à faire de l’intelligence artificielle ce qu’elle est aujourd’hui se sont inspirés du fonctionnement du cerveau humain pour la concevoir. Mais il ne s’agit pas d’une copie conforme, l’intelligence humaine étant bien trop complexe pour être imitée par une machine. L’étude mathématique des situations ne vaudra jamais l’appréhension multiple que nous autorisent nos différents sens.
La critique du technoéconomisme
Si Éric Sadin base sa réflexion sur l’étude des termes concernant le domaine de l’intelligence artificielle, c’est qu’il constate que le développement de cette technologie est lié à la confiance que nous lui accordons. En nommant de telle manière cette technologie, nous la faisons nôtre et lui donnons du crédit. Fondamentalement, nous nous sommes installés dans un confort où les algorithmes prédisent la vérité et conseillent des agissements supposés être les plus efficients pour atteindre nos objectifs. Nous avons mis notre cerveau en veille et nous en remettons à la technologie, bien plus rationnelle que nous.
Loin de fustiger cette paresse, Éric Sadin la lie à l’impératif de compétition et de rentabilité que le libéralisme fait peser sur nos épaules. Le problème est que les intelligences artificielles ne sont plus des outils qui nous déchargent de certaines tâches mais la prolongation invisible de ces injonctions à l’utile, à l’efficace. En faisant entrer chez nous des « assistants intelligents » nous permettons à « une main invisible automatisée » de régir notre réel. Cet essai prend rapidement la forme d’un réquisitoire contre le « technoéconomisme », c’est-à-dire l’idéologie de l’intelligence artificielle, qui a mis les scientifiques au service de l’économie libérale et de la politique.
Pour une revalorisation du travail
Sous-titré « Anatomie d’un antihumanisme radical », l’ouvrage se situe d’emblée dans la catégorie des essais philosophiques. En effet, L’Intelligence Artificielle ou l’enjeu du siècle n’est pas un texte d’accès facile, ni un écrit de vulgarisation scientifique. La réflexion se rattache à une démarche philosophique. L’auteur en utilise la terminologie (dont de nombreux mots grecs et latins) et les références précises à de grands penseurs (Nietzsche, Arendt, Foucault). La pensée qui se déploie est complexe et argumentée et certains passages demanderont peut-être plusieurs relectures. La couleur était annoncée dès la dernière phrase de l’introduction : « Ce livre […] entend s’offrir comme un outil permettant, dans la suave sensation du toucher de pages imprimées et à l’abri du brouhaha du monde, de mieux se déterminer, en conscience et en responsabilité. » Ambitieux programme.
Mais cette écriture se fond aussi dans un projet plus vaste : redonner le goût à l’effort. Pour se sortir de cette dynamique épuisante de compétition et de rentabilité, Éric Sadin fait l’éloge du travail et incite à réfléchir à des moyens de le renouveler. Il ne s’agirait plus de viser la plus grande efficacité possible mais l’épanouissement de tous les talents qui participent à un projet. Avec la métaphore de l’artisan, l’auteur prône une reconnexion à l’objet de son travail. Il faudra donc sortir des schémas dominants de productivité qui nous rendent profondément malheureux et en inventer de nouveaux qui se moulent sur l’irréductible diversité et imperfection du vivant.
Homo Deus, Yuval Noah Harari
Quand Éric Sadin analyse philosophiquement les conséquences de l’intelligence artificielle sur nos vies ainsi que ce qu’elle dit de nous, Yuval Noah Harari s’attache plutôt à décrire sa puissance, l’étendue de ses capacités. À grands renforts d’exemples et de mise en situation, l’historien israélien se révèle un maître du storytelling et de la vulgarisation. Son ouvrage se destine à un public plus étendu, à tous ceux qui veulent élever leur regard sur l’intelligence artificielle. L’auteur réalise avec brio le difficile exercice de se projetter dans les différents futurs possibles.
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Paru le 19 octobre 2018 – 298 pages