Critique

The Northman de Robert Eggers : beaucoup de bruit pour rien 

11 mai 2022
Par Félix Tardieu
Alexander Skarsgård dans "The Northman" en salles le 11 mai 2022
Alexander Skarsgård dans "The Northman" en salles le 11 mai 2022 ©2022 FOCUS FEATURES LLC. ALL RIGHTS RESERVED

Robert Eggers, fine fleur du cinéma indépendant américain, avait carte blanche pour The Northman, son troisième long-métrage. Avec près de 90 millions de dollars en poche, le réalisateur de The Witch avait largement de quoi étayer sa vision du blockbuster d’auteur. Résultat ? Un film de vengeance étonnamment lisse et enfouissant, sous le soin indéniable apporté à sa réalisation, le vide abyssal de son scénario et de ses personnages. 

Après deux premiers films très remarqués, The Witch (2016) et The Lighthouse (2019), Robert Eggers s’attaque pour son troisième film aux Vikings, au Xe siècle de notre ère, dans un projet initialement porté par le souhait de son interprète principal, Alexander Skarsgård – aîné de la petite meute de loups de l’acteur suédois Stellan Skarsgård – de s’imprégner de sa propre culture scandinave et de mettre sur pied un film de Vikings ménageant réalisme et grand spectacle. Le film suit ainsi le destin funèbre d’Amleth, figure de la mythologie nordique qui aurait indirectement inspiré William Shakespeare pour sa plus célèbre tragédie, Hamlet (1603). 

Avec The Northman, Robert Eggers – épaulé par l’auteur islandais Sjón (collaborateur régulier de Björk, dont on oubliera sans trop de mal l’apparition anecdotique) – signe son premier véritable film de studio. Après avoir tranquillement fait ses gammes dans deux premiers films témoignant d’une certaine euphorie stylistique et d’un certain fétichisme pour le folklore, Eggers s’est vu confier les rênes d’un film à gros budget – bien qu’encore loin de la plupart de ses concurrents qui avoisinent plutôt les 200 millions de dollars – censé attirer un public plus large que les seuls cercles de cinéphiles ne jurant que par les productions A24. Malgré le bon bouche-à-oreille, le box-office mitigé du film aux États-Unis a hélas confirmé le risque que constituait un tel pari – à cette heure, le film n’a rapporté « que » 28 millions de dollars au box-office américain et ne tiendra probablement plus très longtemps face à l’arrivée des premiers blockbusters de l’été.

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Scénario basique, simple

Héritée d’une tradition orale, la légende d’Amleth a été fixée à l’écrit par l’historien Saxo Grammaticus au XIIe siècle de notre ère et demeure la parfaite incarnation du héros d’ascendance royale poussé à l’exil, reconquérant son trône après des années passées dans l’ombre et vengeant finalement sa lignée – à l’instar d’Hamlet donc, figure qui n’aura de cesse d’informer la culture populaire jusqu’à aujourd’hui, que l’on songe à Aragorn dans Le Seigneur des anneaux, ou bien Luke Skywalker dans Star Wars, Gladiator ou encore Le Roi Lion. Dans The Northman, le père d’Amleth, le « roi-corbeau » Horvendill (Ethan Hawke), affaibli par sa dernière campagne, est mis à mort par son frère Fjölnir (Claes Bang) qui, tout comme dans la pièce de Shakespeare, finit par prendre pour reine la mère d’Amleth (Nicole Kidman). Des années plus tard, Amleth s’est endurci ; dépeint comme une bête emplie de haine et de violence, ce dernier se prépare à venger son père et ce quel qu’en soit le prix. 

On ne pourra pas objecter à Eggers d’avoir voulu coller au plus près de l’histoire des Vikings et de leurs rites, de leurs traditions et de leurs coutumes. Scène après scène, le réalisateur de The Witch introduit un élément de la culture viking afin de donner plus d’épaisseur à son sujet. Rites initiatiques, vêtements, armes, environnement, habitations – un village a été entièrement mis sur pied pour le seul tournage du film – sonorités, croyances, fonctions sociales (Willem Dafoe, toujours excellent en « bouffon »), rien n’est laissé au hasard. Cette attention scrupuleuse confère effectivement au film un gage de réalisme et une certaine matérialité, bien loin des blockbusters rechignant à tourner en décors réels – de quoi justement déplorer les rares portions tournées de toute évidence devant un fond vert, qui nuisent à la note d’intention du film. 

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Trop souvent, cette profusion de détails prend le dessus sur la densité des personnages et peine à masquer les lacunes évidentes d’un scénario on ne peut plus prévisible ; le film déroule alors un récit balisé, inerte, à peine ravivé par un rebondissement tardif et risible dans son exécution. The Northman est ainsi saturé d’effets de style censés légitimer ce réalisme matraqué de bout en bout, sauf lorsque celui-ci est interrompu par des éléments de fantasy où Robert Eggers commet étonnamment de vilaines fautes de goût, à l’image des visions répétées d’Amleth, plutôt sorties d’un clip d’Evanescence que de l’esprit tourmenté du personnage. Ces séquences ne font certainement pas honneur à la mythologie nordique, ni aux croyances des Vikings, ni à la signature habituellement très sophistiquée du réalisateur – qui pourtant s’efforce tant bien que mal à mettre en scène des séquences virtuoses, préférant à un découpage épileptique des mouvements amples et une caméra fluide, au service de scènes d’action parfaitement lisibles. 

Danse avec les loups

Robert Eggers aurait certainement pu tirer parti de ce soin apporté à la composition du cadre, aux jeux d’ombres et de lumières et au réalisme des décors ; mais cette intention au fond assez fourbe d’en mettre littéralement plein la vue et de plonger le spectateur en « immersion » est au fond si insistante qu’elle refuse aux personnages une quelconque profondeur, ni la moindre intensité – on regrettera le sort réservé aux personnages féminins, cantonnés au stéréotype de la femme manipulatrice, de la sorcière ou de la prophétesse, à défaut de pouvoir rivaliser avec le virilisme débordant à l’écran. Mais jamais la bande originale assourdissante du film, évidemment composée avec des instruments traditionnels, ni les scènes de nuit en quasi noir et blanc (éclairées de telle sorte à se rapprocher le plus possible d’une vision nocturne, selon le chef-opérateur Jarin  Blaschke) ne redonneront une épaisseur suffisante à The Northman.

Le film entend surtout se reposer sur les épaules d’Alexander Skarsgård ; l’acteur suédois, muscles saillants, se repaît de ce jeu animal, pour ne pas dire guttural, marqué par des déchaînements de violence finement chorégraphiés. Malgré le bestiaire convoqué, celui-ci habite si peu son personnage que sa performance frise parfois avec une parodie digne du Saturday Night Live. Difficile de ne pas demeurer perplexe face à cet exercice narcissique consistant à démontrer, plan après plan, scène après scène, l’absence de toute doublure, l’implication totale de l’acteur dans le rôle, la transformation physique radicale. À force de se traîner dans la boue tout en feintant une colère rentrée, ses intentions de jeu transpirent à l’écran ; comme s’il ne parvenait jamais à oublier la présence de la caméra. Skarsgård veut ici faire ses preuves, et se défaire de cette image de grand garçon musclé et ténébreux qui lui colle encore à la peau – son personnage dans la série True Blood (HBO), vampire millénaire aux origines vikings, se fait d’ailleurs appeler Eric Northman. Il interpréta également Tarzan dans une tentative pathétique des studios de relancer ce personnage légèrement désuet.

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The Northman, film dont Skarsgård est donc à l’origine, dégage in fine l’impression d’un geste très poseur, pas si impressionnant qu’il prétend l’être – Leonardo DiCaprio faisait peu ou proue la même pirouette dans The Revenant, mais sa performance était comme une offrande au dispositif expérimental d’Alejandro G. Iñárritu. Ici, Eggers n’impose pas suffisamment son aura et ne développe pas un récit suffisamment engageant pour que l’on digère l’incarnation mollassonne de son interprète principal, malgré tous ses efforts pour être au centre de l’image et montrer aux spectateurs qu’il a la tête dure, littéralement [spoilers] voire la scène où ce dernier se paye Hafþór Björnsson, alias « la Montagne » de Game of Thrones, au moins trois fois sa taille [fin des spoilers].

On en viendrait presque à regretter la dynamique avortée entre son personnage et celui de sa mère incarnée par Nicole Kidman, qui résonne étrangement avec le couple dysfonctionnel qu’ils incarnent dans la série Big Little Lies (HBO). Celle-ci est expédiée en vitesse, car le film ne voudrait à aucun moment faire un pas de côté, s’autoriser une respiration et faillir à sa promesse d’un climax épique – et volcanique – mais sans surprise.

The Northman de Robert Eggers – 2h17 – avec Alexander Skarsgård, Anya Taylor-Joy, Nicole Kidman, Ethan Hawke, Claes Bang, Willem Dafoe, Björk – en salles le 11/05/2022

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste