Asaf Avidan revient avec un nouvel album baptisé Unfurl. À l’occasion de sa sortie, L’Éclaireur a pu s’entretenir avec l’artiste afin de parler processus créatif, poésie et même de méditation. Rencontre.
Il s’est fait attendre longtemps. Plus de quatre ans se sont écoulés depuis son dernier album, quatre années pendant lesquelles Asaf Avidan a tâtonné, écrit, jeté, recommencé. Une lente maturation, loin du tumulte, pour revenir avec un disque à son image : inclassable et poétique. Au cœur de ce processus créatif, une surprise inattendue, Brad Pitt (oui, oui, le vrai) qui, loin d’un simple clin d’œil hollywoodien, a joué un rôle clé dans la genèse de ce nouveau projet.
Né en 1980 à Jérusalem, Asaf Avidan s’est d’abord fait connaître avec son groupe Asaf Avidan & The Mojos, fondé en 2006. Ensemble, ils signent The Reckoning (2008), un premier album porté par le titre poignant, Reckoning Song, chanson vibrante sur la perte et le regret. C’est seulement en 2012 que le morceau franchit les frontières grâce au remix du DJ Wankelmut, One Day/Reckoning Song, qui propulse Avidan sur le devant de la scène internationale, occupant le sommet des charts en France, en Allemagne, en Italie ou encore en Belgique.

Aujourd’hui, après neuf albums, il revient avec Unfurl, une œuvre exigeante, intensément personnelle, résolument poétique et cinématographique. Fidèle à une approche artisanale de la musique, toujours sans ordinateur, il compose dans la matière même du son, une création organique, traversée de folk, de jazz, de rock, de blues et de pop ; une hybridation de styles qui ne ressemble à rien d’autre. Asaf Avidan ne prend jamais de raccourcis, il ne simplifie rien, il approfondit tout, préférant la complexité à la facilité, l’exploration à la répétition.
Un univers affranchi, mûri, où il continue de se réinventer sans jamais se trahir. Flamboyant et singulier, Asaf Avidan touche à des thèmes universels par l’intime. Il parle de ruptures et d’amour, de doutes et de beauté, avec une intensité rare grâce à sa voix singulière et des textes toujours empreints de poésie.
Bienvenue à Paris ! Il me semble que vous avez des connexions avec la France…
Oui, je vis en France depuis quelques années. Dans le Sud-Ouest, près de Carcassonne, dans la campagne. Avec ma copine, nous portons secours à des animaux, c’est un refuge. J’aime vraiment ma vie reculée là-bas.
Si vous deviez nous présenter Unfurl, votre tout dernier disque, comment le décririez-vous ?
C’est une question difficile. Si je le présentais à mes amis, je dirais qu’il parle d’une forme de spiritualité : certains appelleront cela de la psychologie, d’autres diront que ça un lien avec le divin, ou que c’est fou, mais je pense qu’il parle avant tout de rêves. C’est une conversation entre le conscient et l’inconscient, c’est un soi qui flotte sans structure. C’est en lisant Jung et Joseph Campbell, éminents chercheurs en mythologies anciennes, que j’ai compris beaucoup de choses. C’est presque une expérience chamanique, méditative, entre le royaume des vivants et celui des morts ; le royaume du physique au spirituel : peu importe comment vous voulez l’appeler, tout le monde se l’approprie à sa façon. En tant que penseur occidental, je l’appellerais l’inconscient, mais certaines personnes peuvent l’appeler Dieu, tandis que d’autres peuvent l’appeler autrement. C’est sémantique. Globalement, c’est une plongée dans ces thèmes, entre le réel et l’impalpable.

Quelle place occupent la méditation et la réflexion sur la conscience de soi dans votre processus créatif, ainsi que dans votre vie quotidienne ?
Je n’ai jamais vraiment été là-dedans. Avec du recul, j’ai eu des moments similaires, de ravissement, qu’on peut rapprocher d’une expérience méditative, mais je ne suis pas dans la méditation. Sans m’en rendre compte, ça m’arrive quand je regarde l’océan pendant 10 minutes et que, soudain, deux heures se sont écoulées. Je n’ai pas eu conscience de cette absence. Cela arrive beaucoup avec la nature, dans les relations amoureuses aussi. Je ne suis pas une personne religieuse et je n’ai jamais vraiment pratiqué la méditation.
J’en ai fait un peu pendant le Covid pour m’aider, me centrer et être plus présent au lieu de simplement subir l’anxiété. C’était plus un exercice pour m’aider à écrire de la musique, car rien n’était bien dans ce que je produisais. J’ai commencé à avoir peur. Je n’aimais rien. Je veux toujours approfondir pour trouver une pépite de vérité et je sentais que les chansons ne traduisaient tout simplement pas tous ces sentiments que j’avais. Je ne savais pas exprimer toutes ces complexités, ces idées infinies. Je ne savais pas comment les structurer.
« Il faut faire confiance à son instinct d’artiste. Là, je sentais que j’avais pris une direction honnête envers moi-même, difficile, mais qui me ressemble. »
Asaf Avidan
Vous parlez des rêves, quels rôles ont-ils dans ce disque ?
Quand j’étais en panne d’inspiration, j’ai commencé à me renseigner sur l’imagination et la méditation autoguidées. Et j’ai trouvé toutes sortes d’écrits. Vous passez par ce processus comme si vous creusiez un trou. On descend dans ce trou de l’imagination, comme une métaphore dans l’inconscient. À cette période, j’ai beaucoup rêvé que je descendais des escaliers. J’étais toujours bloqué dans l’écriture de mes chansons et mes rêves ont commencé à devenir plus fous, parce que j’essayais de visiter l’inconscient. J’ai même tenu un journal de rêves pendant un mois, mais ça n’a servi à rien. J’ai fini par comprendre qu’il faut rêver et vivre. Parfois, vous avez même des rêves conscients, des rêves lucides, à la frontière entre l’inconscient et le réel. À un moment, j’ai même franchi le mur entre l’inconscient et le conscient ; comme une sensation physique. Je pense que l’album parle de cette sensation. Comment cet homme nébuleux fait-il face à la réalité ?
Quel a été le déclencheur, celui qui vous a indiqué que vous étiez sur la bonne voie ?
Je n’aime pas le name dropping, mais je dois avouer que Brad Pitt a joué un rôle essentiel. Il était venu depuis Los Angeles pour me voir à Paris, au Théâtre du Châtelet, pour ses 60 ans. Il est venu dans les coulisses et nous avons discuté. Il m’a parlé de Miraval, qui est à quelques heures de route de ma ferme. C’est à Miraval que Pink Floyd a enregistré The Wall (1979). C’est mon album préféré. C’est l’album qui me rappelle mon enfance. Je l’ai découvert à 5 ans et c’est cet opus qui a fait que je me suis intéressé à la musique.
« Le rôle de l’artiste, c’est de rassembler les éléments d’un chaos et de les faire rentrer dans un cadre. »
Asaf Avidan
Brad Pitt m’a proposé d’enregistrer là-bas, m’a dit qu’il s’occupait de tout et qu’il était persuadé que j’écrirais un album génial chez lui. J’avais un peu d’appréhension, car à Hollywood, tout le monde est sympa, fait des promesses, mais après vous n’avez plus jamais de nouvelles, c’est superficiel. Mais le lendemain, nous avons reçu un e-mail de son assistant qui disait : “Venez, nous nous occupons de tout le reste, vous avez juste besoin d’écrire des chansons.” Il a fait un temps terrible, très orageux, je me suis enfermé dans la villa, complètement isolé, juste avec ma guitare. Et, pour la première fois, après toutes mes tentatives et échecs, quelque chose s’est libéré à Miraval. J’y ai écrit les trois ou quatre premières chansons de l’album. Une fois rentré chez moi, je savais que j’avais le début de ce disque.
On sent les influences du cinéma et des grandes bandes originales de films dans votre musique. En quoi le 7e art est-il une source d’inspiration pour vous ?
Je viens du cinéma avant la musique. J’ai été très inspiré en regardant tous les grands classiques que je fais découvrir à ma compagne. Je me souviens que, devant Sueurs froides (1958) d’Hitchcock, j’ai eu une inspiration soudaine. En plein milieu du film, je me suis précipitamment rendu à l’étage, dans mon studio, pour écrire. J’ai eu un besoin urgent d’écrire, écrire et encore écrire. Beaucoup de mots sont sortis, c’est devenu un morceau de rap. Je ne fais pas de rap et pourtant j’ai décidé de le garder comme tel, car c’est mon inconscient qui a parlé.
J’avais besoin de traduire un état de panique, car j’avais tellement été bloqué dans mon processus de création. Il faut faire confiance à son instinct d’artiste. Là, je sentais que j’avais pris une direction honnête envers moi-même, difficile, mais qui me ressemble. Dans ma musique, j’avais aussi envie de ressembler à des compositeurs comme Bernard Herrmann, qui a beaucoup travaillé sur les films d’Hitchcock, mais aussi de m’approcher de l’univers fantasmagorique et troublant de Tim Burton ou encore de John Barry, le producteur emblématique des James Bond.
Est-il difficile de ne pas se trahir en tant qu’artiste quand on a déjà une longue carrière ?
Oui, c’est difficile, je dirais même douloureux et déroutant. On peut vite tomber dans la simplicité quand on écrit de la musique. C’est comme l’eau : “L’eau choisit toujours le chemin le plus simple.” Cette eau peut vite devenir une rivière, puis un torrent, et on ne peut plus changer son cours. J’ai mis du temps, car, dans mon processus créatif, je me questionne beaucoup. Je refuse de céder à la facilité. Le rôle de l’artiste, c’est de rassembler les éléments d’un chaos et de les faire rentrer dans un cadre. Dans ce processus, on ne doit pas choisir la simplicité, il faut se confronter, c’est dur. Vous avez de la matière intangible, insaisissable, et il faut lui donner forme, c’est complexe.
« Mon travail en tant qu’artiste est d’absorber le meilleur et le pire de l’humain, tous les spectres de l’humanité. Et d’y trouver de la beauté et de la dignité. C’est l’essence de l’art. »
Asaf Avidan
Vous avez un sens du poétique très prononcé dans votre écriture. Dans quels aspects de votre vie trouvez-vous de la poésie ?
C’est une excellente question ! Déjà, mes poètes préférés sont des auteurs-compositeurs, comme Bob Dylan et Léonard Cohen. J’adore Federico García Lorca, le poète espagnol qui était aussi pianiste et peintre. J’aime aussi la poésie, en hébreu comme en français, car la langue est très belle, qu’avec le genre des mots cela apporte une richesse qui personnifie les choses. J’aime beaucoup le poète Natan Alterman, par exemple. Mais j’adore aussi les romanciers qui ont un sens poétique, comme Jonathan Safran Foer et Nicole Krauss, des écrivains américains.

Mais ce qui est poétique, c’est aussi la nature. Des parties de l’album ont été écrites à Hawaii, où j’ai regardé l’océan et les vagues. Il y a beaucoup de références à la mer, au mouvement des vagues et du sable. Je trouve aussi beaucoup de poésie dans la romance entre des personnes, évidemment. Il y a aussi de la poésie dans la réalité tragique du monde en ce moment. Vous savez, comme lorsque vous lisez une tragédie grecque ou une tragédie shakespearienne. Pourquoi avons-nous besoin de tragédies ? Parce que, dans les pires tragédies, vous ressentez une certaine empathie. C’est l’idée que nous sommes tous coupables, cupides, dans la luxure, dans le besoin de pouvoir… Que pour créer une société il faut un dialogue et une conversation, et pas seulement une polarisation en noir et blanc.
Donc, quand je vois le monde passer par la vague fasciste et populiste, nous contre eux, bons contre mauvais, j’y trouve également de la poésie. Je vois la tragédie se produire sous mes yeux. Même dans les pires atrocités, et le pire type de comportement humain, je trouve de la poésie, parce que je pense que c’est mon travail. Mon travail en tant qu’artiste est d’absorber le meilleur et le pire de l’humain, tous les spectres de l’humanité. Et d’y trouver de la beauté et de la dignité. C’est l’essence de l’art.
En français on pourrait traduire le nom de votre album, Unfurl, par “se dérouler” ou “s’épanouir”. Pourquoi ce titre ?
Je marchais dans ma propriété dans le sud de la France. Il y a une rivière au bord de laquelle poussent des fougères. Quand elles poussent, elles sont toutes petites et en forme de spirale. Unfurl, c’est le verbe en anglais pour ce mouvement, quand quelque chose est en spirale et se déploie. Jour après jour, j’observais les fougères pousser, se dérouler au ralenti, c’était presque comme une animation de stop-motion. J’ai regardé cette plante pousser vers le soleil, mais aussi s’ouvrir à tous les dangers de l’univers, avec espoir et besoin. Cette petite plante, dans une tentative désespérée de s’ouvrir à l’univers, cette fragile exposition au monde pour s’ouvrir, se déployait, j’ai trouvé ça poétique.
Quel est votre plus grand rêve ?
J’aimerais me sentir paisible. Aligné avec moi-même. Trouver une forme de paix intérieure, un équilibre. Je cherche des moments où mon état interne correspondra à l’état externe, où l’inconscient correspond à la conscience. C’est presque comme un état méditatif transitoire que vous essayez de garder.