
La collection culte de polars des éditions Gallimard fête cette année ses 80 ans. Retour sur un mythe en dix chefs-d’œuvre, souvent magnifiés par leur adaptation à l’écran.
À sa création en 1945, la « Série noire » de Gallimard, qui doit son titre au grand ami du fondateur Marcel Duhamel, un certain Jacques Prévert, s’avance avec une idée en tête. Le polar sera social ou ne sera pas. Fini les manoirs feutrés du « cosy mystery », les « whodunnit » romanesques menés de main de maître par un détective doté d’une intelligence hors du commun comme le Sherlock Holmes de Conan Doyle ou le Hercule Poirot d’Agatha Christie, place à la rue.
Le héros devient un homme comme les autres avec ses failles et ses vices, il endosse surtout le rôle de guide dans les méandres d’une société viciée qui engendre ses propres monstres. L’important dans l’intrigue n’est plus de savoir qui commet le crime, mais pourquoi on commet le crime. Et pour souligner la quête obscure qui s’annonce, la collection se dote d’une esthétique particulière, qui marque les esprits : une pochette cartonnée sur fond noir avec une calligraphie souvent en jaune et une lisière blanche. Un mythe est né et on ne compte plus les chefs-d’œuvre qu’il va engendrer.
1 La môme vert-de-gris, de Peter Cheyney, 1945
Avec La môme vert-de gris et Cet homme est dangereux, Peter Cheyney est entré dans l’histoire comme le tout premier auteur de la « Série noire ». Suivi de près par James Hadley Chase avec Pas d’orchidées pour Miss Blandish. Deux auteurs britanniques et un paradoxe, puisque la collection de polars créée par Marcel Duhamel s’est surtout fait un nom grâce à ses auteurs américains.
La môme vert-de gris est la deuxième apparition du héros récurrent de Peter Cheyney, l’agent du FBI Lemmy Caution. Le redoutable limier à l’humour décapant enquête sur la disparition de deux millions de dollars qui se sont littéralement volatilisés et tombe nez à nez avec Carlotta de la Rue, surnommée la Môme vert-de-gris, une intrigante dont le petit ami, un dénommé Rudy Saltierra, est membre d’un gang de trafiquants d’or. Mais les apparences sont trompeuses et d’autres tirent les ficelles en coulisses… Du polar à l’ancienne, convenu, mais la première pierre d’un monument historique.
2 Un linceul n’a pas de poche, d’Horace McCoy, 1946
Portant le dossard numéro 4 dans l’écurie de la « Série noire », ce roman, signé Horace McCoy, auteur acclamé d’On achève bien les chevaux (1935), est d’un noir corrosif et adresse une charge impitoyable contre l’ordre établi et l’hypocrisie de la société américaine des années 1930.
Après une énième censure de la part de ses rédacteurs en chef, à la tête d’un journal fantoche aux mains des annonceurs, esclave des pressions politiques, Mike Dolan claque la porte. Aux côtés de son meilleur ami, le reporter judiciaire Eddie Bishop, et de Myra Barnovsky, il décide de monter son propre hebdomadaire, Cosmopolite, dont la devise est « La vérité, toute la vérité et rien que la vérité ». Mais éthique journalistique, naïveté et bonté d’âme n’ont pas la cote dans un système vérolé et impitoyable. Un classique qui préfigure la portée sociale colossale d’une collection engagée.
3 Le grand sommeil, de Raymond Chandler, 1948
Écrit en seulement trois mois par un sinistre inconnu, Le grand sommeil est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre du polar et figure au mont Rushmore de la « Série noire » pour sa traduction par Boris Vian en personne, son ambiance, sa narration bourrée de rebondissements et de trahisons, et surtout ses personnages. Pour la première fois, on découvre le mythique détective privé Philip Marlowe, observateur cynique et pessimiste d’une société corrompue.
L’honorable et richissime général Sternwood se débat comme il peut avec ses deux filles, Vivian, une alcoolique accro aux jeux, et Carmen, nymphomane incontrôlable. Mais, quand un corbeau décide de le faire chanter, il n’y tient plus et appelle Marlowe à la rescousse. Si le détective croit d’abord à un contrat juteux, il ne sait pas encore où il a mis les pieds et cette famille a bien des choses à cacher. Un livre entré encore un peu plus dans l’histoire grâce à son adaptation culte signée Howard Hawks.
4 Le faucon maltais, de Dashiell Hammett, 1950
Saint patron du polar, Dashiell Hammett est l’un des écrivains les plus importants de l’histoire de l’Amérique, une plume qui rayonnera bien au-delà du genre pour transcender Hemingway et Faulkner. Avec McCoy et Chandler, il forme la Sainte Trinité de la « Série noire ».
Autre légende, autre héros d’anthologie. Sam Spade entre en scène alors que son associé vient tout juste d’être tué lors de ce qui devait n’être qu’une simple filature. Au cœur de l’affaire, une mystérieuse statuette que tout le monde veut se procurer. D’ailleurs, le privé est mandaté par trois clients différents pour l’accaparer : une femme fatale, un Oriental efféminé et un ponte de la pègre. Sortira-t-il vivant de ce bourbier ? Un livre-manifeste qui définit tous les archétypes de ce qui fonde encore aujourd’hui le pur roman noir américain.
5 La reine des pommes, de Chester Himes, 1958
Dans un milieu du polar encore très WASP, Chester Himes, le grand peintre de la condition afro-américaine, publie en 1958 son magnum opus, La reine des pommes, premier tome du « cycle de Harlem » ayant pour héros les policiers Ed Cercueil et Joe Fossoyeur. Dans ce roman de commande, écrit à la demande du boss de la « Série noire », Marcel Duhamel, qui sentait poindre le talent de l’écrivain, Chester Himes raconte la lutte endiablée entre des crapules, malfrats et escrocs de tout acabit pour mettre la main sur une malle remplie de fausses pépites d’or.
En soi, elles ne valent rien, mais elles qui pourraient permettre de monter une vaste escroquerie. Notre duo d’enquêteurs tente de jouer des coudes pour en finir avec cette histoire… au risque de découvrir que la malle renferme bien d’autres surprises que ce magot dérisoire. Le roman frénétique d’un pionnier, le symbole d’un roman noir qui n’appartient pas qu’aux blancs.
6 Le démon dans ma peau, de Jim Thompson, 1966
Peut-être le roman criminel le plus brûlant et le plus radical jamais écrit. Jim Thompson raconte avec une noirceur absolue la folie meurtrière qui ronge le shérif, en apparence bien sous tous rapports, d’une petite bourgade texane.
Monstre froid, mais maître des apparences, apprécié de tous, Lou Ford a besoin de se venger et mettra tout en œuvre pour assouvir ses pulsions. Une histoire qui continue à hanter les esprits, en témoigne une adaptation récente signée Michael Winterbottom avec un Casey Affleck terrifiant.
7 La position du tireur couché, de Jean-Patrick Manchette, 1981
Dans les années 1970, un nouveau sillon émerge au cœur de la « Série noire », une jeune génération de romanciers et d’autres aspirations pour le policier avec un nom : le néo-polar. En façonnant des ambiances glauques et violentes, ce sous-genre dissimule, derrière des enquêtes souvent accessoires, une dénonciation de la société contemporaine, avec cette fracture sociale toujours plus grande et ces scandales politiques toujours plus affligeants.
Plongés dans le monde des marginaux et des exclus, en ville, dans les banlieues, on traque sans ménagement les racines du mal. Grand classique de ce courant radical, La position du tireur couché raconte la retraite impossible d’un tueur à gage prisonnier de son milieu.
8 Citoyen clandestin, de DOA, 2007
Ancien parachutiste dans un régiment d’infanterie de marine, DOA, pour Dead on Arrival, un classique du film noir signé Rudolph Maté (1950), est entré en littérature incognito et, comme un symbole, a éclaté aux yeux du monde avec un roman intitulé Citoyens clandestins. Adaptée l’année dernière en série par Lætitia Masson, avec Raphaël Quenard, cette histoire commence en 2001, avec une découverte terrifiante faite par les services secrets français : deux fûts d’un produit extrêmement toxique ont été achetés en Syrie par un citoyen libanais vivant en France.
Tous les services de l’État se mettent en branle et on embarque dans la résolution d’une affaire ô combien dangereuse aux côtés de trois personnages : une journaliste débutante, un espion infiltré chez les djihadistes et un agent d’élite surentraîné. Le mariage parfait du polar et de l’espionnage.
9 Zulu, de Caryl Férey, 2008
Caryl Férey est le roi des polars du bout du monde. Ses enquêtes nous emmènent dans des pays qui pansent encore leurs plaies et se débattent avec leur passé : la Nouvelle-Zélande avec Haka et Utu, l’Argentine avec Mapuche, le Chili avec Condor, la Colombie avec Paz et surtout l’Afrique du Sud avec Zulu, son bijou, couronné du Grand Prix des lectrices ELLE.
Ali Neuman, chef de la police criminelle de Cape Town, traumatisé, hanté par les fantômes, se retrouve aux prises avec une affaire qui met le feu aux braises encore vives de l’Apartheid : la fille d’un ancien champion du monde de rugby est retrouvée cruellement assassinée. Au cœur de l’enquête, une mystérieuse drogue qui rend fou. Avec l’aide de Brian Epkeen, fin limier, mais flic borderline, il tente de démasquer les responsables avant que la ville ne s’enflamme. Un thriller hautement inflammable porté à l’écran par un casting de rêve, le duo Forest Whitaker-Orlando Bloom.
10 Le bonhomme de neige, de Jo Nesbø, 2008
Pour bien balayer l’ensemble du spectre policier, il fallait faire figurer dans cette liste de all-stars de la « Série noire » l’un des grands patrons du polar scandinave, le Norvégien Jo Nesbø. S’il a lancé son iconique série Harry Hole chez un autre éditeur, il entre à pieds joints dans la collection avec L’étoile du diable en 2006, mais son enquête la plus marquante à ce jour reste Le bonhomme de neige.
L’inspecteur Harry Hole, archétype du flic alcoolique, dépressif, en proie à des problèmes conjugaux, est confronté à un ennemi redoutable, un tueur en série qui assassine les femmes mariées et mères de famille de Norvège lors des premières neiges de l’année. Une plongée glaciale dans les entrailles de la folie.