
En retraçant son périple avorté vers La realidad, un village au cœur des luttes zapatistes, Neige Sinno interroge son rapport à l’exil, à l’engagement et à l’altérité. Un récit initiatique où se mêlent quête politique et réflexion intime.
Deux ans après Triste tigre, récit d’une enfance brisée qui a bouleversé le paysage littéraire, Neige Sinno revient avec La realidad, publié ce 6 mars aux éditions P.O.L. Un récit autobiographique d’un autre ordre, ancré dans l’espace et le collectif, qui explore son lien avec le Mexique et les idéaux zapatistes. Si les thématiques diffèrent, une continuité profonde semble relier ces deux livres.
Une écrivaine marquée par le Mexique
Avant de devenir un phénomène littéraire, Sinno avait déjà une longue histoire avec l’Amérique latine. Le Chiapas, terre de luttes indigènes, devient un territoire symbolique où se joue sa quête d’ailleurs et d’engagement. La realidad est d’abord un lieu, un village perdu dans les montagnes mexicaines où elle tente de se rendre au début des années 2000, avec son amie Maga. Ce sera aussi le point de départ d’une réflexion plus large sur l’altérité, la mémoire et l’écriture.
Étrangère dans cette terre lointaine, Sinno interroge son propre regard et l’empreinte du colonialisme culturel. « L’expérience d’être une étrangère, habitée par l’envie profonde de trouver une place dans la langue et dans la culture mexicaines ; à la fois un très grand désir d’intégration et la conscience des limites de cette intégration. Le livre vient de là », confie-t-elle à Télérama.
Un voyage initiatique et politique
Contrairement à Triste tigre, La realidad ne s’ancre pas dans un traumatisme intime mais dans une quête de sens. Ce voyage marque la découverte de la pensée zapatiste, qui prône l’autonomie des peuples autochtones et rejette la domination étatique. Sinno interroge la violence du regard occidental : « Nommer l’autre, c’est prendre une décision sur son identité, c’est imposer une vision, depuis soi, depuis ce que l’on considère comme un centre », déclare-t-elle dans le même entretien.
Cet exil intérieur, compté dans l’ouvrage, la conduira à vivre 20 ans sur cette terre, à apprendre la langue et à écrire en espagnol. « Utiliser “je” en espagnol me paraissait plus distancié, moins lourd que le “je” que j’utilise en français, explique-t-elle aux Inrockuptibles. Mon “je” espagnol est bien plus joyeux que mon “je” français. »
La continuité avec Triste tigre
Si ce nouvel ouvrage précède chronologiquement Triste tigre, les deux textes sont indissociables. « Ces livres ont été écrits dans une continuité complète », affirme Sinno à Télérama. L’un plonge dans la genèse de son rapport au monde, l’autre dans la déflagration du passé. Mais déjà, dans les dernières pages de La realidad, la nécessité d’un autre récit se dessine : celui du livre à venir, celui qui racontera l’indicible.
L’écho est également sensible dans la réception critique. Après l’onde de choc provoquée par Triste tigre en 2023, ce nouveau roman est perçu comme un texte plus apaisé, mais non moins puissant.« Nous n’irons peut-être jamais à La realidad. Il se peut qu’on ne touche jamais vraiment la réalité. Mais le sentier qu’on emprunte pour essayer de la rejoindre est riche, beau, tortueux, irrigué d’amour », écrit Le Monde.
Pour Télérama, ce texte confirme « l’engagement de Sinno dans la littérature », un espace où elle construit une œuvre hybride, entre récit intime, essai et analyse politique.
Quant aux Inrockuptibles, ils relèvent le fil rouge entre ses deux ouvrages : « Le dernier mouvement du récit nous conduit aux portes de Triste tigre. La narratrice y participe à la Rencontre internationale des femmes en lutte, au Chiapas. La première journée, dite ‘journée des dénonciations’, organise la prise de parole de centaines de femmes victimes de violences. Un déclic a eu lieu. »