Décryptage

D’une langue à l’autre : la lutte contre l’indicible chez Neige Sinno et Léna Ghar

05 octobre 2023
Par Léa Boisset
Léna Ghar a écrit “Tumeur ou Tutu”.
Léna Ghar a écrit “Tumeur ou Tutu”. ©Francesca Mantovani/Editions Gallimard

Triste Tigre de Neige Sinno et Tumeur ou Tutu de Léna Ghar, deux livres événement de cette rentrée littéraire, deux monologues intérieurs d’autrices qui nous entraînent dans un tourbillon de violences vécues : l’une témoignant du viol incestueux que lui fait subir son beau-père dès ses 9 ans, l’autre de la maltraitance infligée par sa mère.

Si les deux ouvrages possèdent un certain nombre de similitudes, leurs démarches les situent dans deux sphères bien distinctes. Neige Sinno revêt l’habit de témoin, place son récit autobiographique dans une quête d’objectivité, faisant de l’explicite son mode de communication. Elle adopte une position croisant littérature, sociologie et phénoménologie, s’appuyant sur des études qui dressent le profil des agresseurs et sur des statistiques, déconstruisant un certain nombre de mythes, formulant des hypothèses.

La volonté d’extorquer à son expérience ses raisons, sa logique, ou de possibles enseignements universels se glisse dans des propositions à valeur de vérités générales, qui se densifient au fur et à mesure du récit. Le discours du personnage, qui ne fait qu’un avec l’autrice, sans distanciation fictionnelle, est enraciné dans le réel : la visibilité de l’affaire dans la presse, les multiples adresses aux lecteurs et lectrices, et la constellation de références littéraires et cinématographiques qui peuplent le récit vous ramènent inévitablement dans votre propre univers, brisant toute possibilité d’illusion dramatique.

Couvertures de Triste tigre et de Tumeur ou Tutu. ©POL/Verticales

La nécessité d’un dédoublement : une lutte pour la survie

Au contraire, dans Tumeur ou Tutu (Verticales, 2023), la superposition entre le personnage et l’autrice ne sera jamais confirmée : nous entrons alors dans une fiction implicite, un autre monde, à l’instar de celui construit par l’héroïne dans le livre, qui semble habiter une autre réalité. Pour remédier à sa vision défaillante du réel et incarner au mieux son monde intérieur, elle invente son propre langage, plein de néologismes, établit le monde en catégories : les « témoins » sont les amis qui gravitent autour de la famille et les « spartiates », les autres, inconnus inaccessibles qui se situent hors de la sphère intime. Elle attribue aux membres de sa famille des noms qui n’en sont pas (Grandoux, Petit prince, Novatchok et Swayze), semblables à ceux de personnages de conte ; tout comme ceux des sœurs de Triste Tigre (POL, 2023), Neige et Rose. Par son nom, Neige se place dans un monde en dehors du monde ; ses parents déménagent d’ailleurs dans la montagne, loin de la civilisation.

Comme l’héroïne de Tumeur, forcée de se bâtir un monde parallèle pour décrypter ou échapper à sa réalité, Neige opère, lors des viols, une sorte de dédoublement, fait une expérience de rupture extrême du fil du réel. Son supplice est, au sens propre, un déchirement, lui obligeant à dresser une frontière entre sphères du réel et de l’imaginaire, à vivre la souffrance « sur le mode de l’irréel », dit-elle, citant Virginia Woolf.

« En nommant nos fantômes, est-ce qu’on parviendrait à se délivrer un peu d’eux ? »

Neige Sinno
Triste Tigre

Langue(s) à trous

Mais plus qu’autre chose, ces deux livres sont l’histoire d’une quête : celle du sens à donner à l’existence après le trauma, qui transite par la langue. Dans Tumeur ou tutu, cette recherche se traduit par une quête du nom du « monstre ». Non pas celui de la mère-bourreau, mais de « la monstre horrifiant (qui) sévit dans le blanc de (sa) tête », tierce personne construite par la victime elle-même dans un nouveau dédoublement, et dont elle ne pourra se délivrer qu’en la nommant. La même interrogation hante Neige Sinno : « En nommant nos fantômes, est-ce qu’on parviendrait à se délivrer un peu d’eux ? »

« Soit Je une individue d’an 23 appartenant à l’ensemble Humanité. Je a tout bien fait comme on lui avait dit pour être une adulte accomplie selon les critères de l’humanité. Je a Iphigénéïa, un vrai travail, un RIB, de merveilleux paladins, un système cognitif à peu près opérant, un lit, la santé surtout. Peut-on affirmer que je est heureuse ? ».

Lena Ghar
Tumeur ou Tutu

Pour l’héroïne de Tumeur, la mécanique du langage déraille, la machine de la langue est mal huilée et bute contre le monde : un premier temps de la reconstruction passe alors par l’apprentissage de la langue et de ses recoins les plus inaccessibles. Sans doute son goût pour les mots rares et le vocabulaire spécialisé, qui renflouent son sentiment de vide, vient-il de l’espoir d’y trouver son monstre indicible. L’espoir naît ensuite de l’apprentissage du langage mathématique, qui remplace sa langue à trous, béquille nécessaire un temps, mais qui ne suffira pas.

Ce langage, grâce auquel elle tente de résoudre le problème de sa propre existence, est un moyen de se placer comme objet d’étude et non comme sujet : on retrouve ici le même désir d’objectivité et de distance que chez Neige Sinno. Le seul moyen de résoudre l’impossible équation est de sortir de soi : « Soit Je une individue d’an 23 appartenant à l’ensemble Humanité. Je a tout bien fait comme on lui avait dit pour être une adulte accomplie selon les critères de l’humanité. Je a Iphigénéïa, un vrai travail, un RIB, de merveilleux paladins, un système cognitif à peu près opérant, un lit, la santé surtout. Peut-on affirmer que je est heureuse ? ».

Neige Sinno. ©Hélène Bamberger/P.O.L

Ce que peut le langage

Si le personnage de Léna Ghar se libère en dénichant enfin son indicible à la fin du livre, Neige Sinno doute du pouvoir du langage. Elle affirme bien sûr que sa maîtrise est un instrument de résistance : la situation d’emprise de la mère de Neige passe par exemple par la confiscation de son nom, lorsqu’elle se marie et prend le nom du beau-père. Neige, elle, refuse à celui-ci la possibilité de lui donner un surnom : faute de pouvoir s’opposer aux violences qu’il lui fait subir, elle lutte par la langue. Adulte, son combat se poursuit par la réappropriation d’un vocabulaire qui, pour elle, appartient à la sphère du viol : le mot « sexe » pour désigner le pénis, que son beau-père utilisait lorsqu’il abusait d’elle, est devenu imprononçable, tant il est chargé d’horreur. Dire le « viol » est également un passage nécessaire, mais non suffisant, vers une libération qui ne se réalisera jamais totalement. En nommant, les sphères de l’imaginaire et du réel peuvent enfin se rejoindre : le mot « viol » conduit à la prise de conscience du viol lui-même.

À lire aussi

Et cependant, l’autrice déclare que les mots restent impuissants, n’arrivent que lorsque la guérison est déjà en marche : elle affirme parler non pour elle, mais pour protéger les autres. De même, tout en considérant la possibilité d’un pouvoir cathartique de l’écriture, Neige nous dit que celle-ci ne délivre pas : « La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. »

Portrait de la tyrannie…

Quid des bourreaux ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, leurs portraits sont au centre des deux récits. Dans Triste Tigre, l’autrice commence par un portrait objectif du beau-père, quasi mélioratif, brisant le mythe du monstre : le violeur est un homme du commun, volontaire et séduisant. Mais, rapidement, des dissonances apparaissent dans ce portrait excessivement valorisant, des indices de masculinité toxique font dérailler le mythe de cette figure d’homme sain et moral. Sujet de toutes les actions, il est l’élan qui désire, qui impose, qui prend.

Le monde s’organise autour de sa volonté : « Sa mère faisait une espèce de bûche à la crème au beurre qu’on a essayé de reproduire, un Noël après l’autre, pendant des années, en vain. Ce n’était jamais aussi bon (…) Parfois la saveur et la texture se sont approchées vraiment très près de l’original, et ces fois-là, nos regards suspendus à son visage pour déchiffrer le jugement final nous ont transmis une sensation de félicité contagieuse, qui est à peu près l’image du bonheur familial suprême qu’il nous a été donné d’atteindre. » Un portrait qui illustre également le concept de banalité du mal : le violeur n’est qu’un homme médiocre et ordinaire.

Dans Tumeur, la mère semble au contraire, à l’instar de sa fille, hors de l’humanité : monstre physique par l’accident qui l’a défigurée « (sa) demi-tronche est devenue du tartare, de la racine des cheveux au-dessous du menton, l’œil qui se balade dans la charpie de la joue, les éclats d’os qui saillent dans le brun de sa mâchoire », et monstre moral, Hyde oppressante à laquelle la narratrice ne peut échapper.

Nous sommes parfois aux premières loges de sa tyrannie, et revivons de courtes scènes très théâtrales, hypotyposes glaçantes où l’on assiste à la métamorphose de la mère en une tour de force et de fureur. Outre les humiliations répétées qu’elle fait subir à l’héroïne, c’est par l’arbitraire que sa tyrannie se déploie : la narratrice, qui ne sait jamais comment sa mère va réagir, est en proie au doute et à une pression perpétuelle, remettant en question chacun de ses gestes pour être sûre de ne pas avoir commis de faute.

Dans Triste Tigre, la mécanique de l’horreur se situe également dans la réponse automatique et arbitraire du beau-père, qui feint de prendre en compte les sentiments de Neige, sans pour autant s’y adapter : « Comme sa voix qui essaie d’être douce mais qui en fait trop, qui vire dans l’aiguë à la fin des phrases, un petit air interrogatif, comme pour demander l’aval de l’interlocuteur, comme pour avoir la confirmation qu’on est d’accord, qu’on écoute, qu’on veut bien. Sauf que le ton ne change pas si la confirmation n’est pas donnée, si on reste en silence ou si on dit non. La voix continue pareil. » C’est aussi ce caractère automatique de la tyrannie qui est insupportable. Comme dans Tumeur, Neige est à la merci continuelle de son bourreau, qui opère sans aucune forme de logique, sans qu’une quelconque anticipation ne soit possible : il la viole quand il la trouve gentille, mais peut aussi la violer parce qu’elle ne l’a pas été.

« Quand (Swayze) n’est pas là, on énerve encore plus Novatchok. Elle ne veut pas nous aider pour nos devoirs, elle s’est déjà tapée des drôles toute la journée. (…) C’est elle qui décide le repas. Ça ne nous fera pas de mal de moins bouffer, on est gras. »

Léna Ghar
Tumeur ou Tutu

… et discours de tyrans

Vous ne pourrez, vous non plus, échapper à la violence du tyran, dont le discours se déploie au sein même de celui des narratrices. Dans Tumeur, à l’intérieur du monologue de l’enfant se greffe la parole de la mère-bourreau. L’héroïne, en style indirect libre, répète avec exactitude les phrases violentes prononcées par sa mère, tout en s’appropriant le discours : « Quand (Swayze) n’est pas là, on énerve encore plus Novatchok. Elle ne veut pas nous aider pour nos devoirs, elle s’est déjà tapé des drôles toute la journée. (…) C’est elle qui décide le repas. Ça ne nous fera pas de mal de moins bouffer, on est gras. » Elle intègre ainsi un vocabulaire et des idées qui ne sont pas de son âge, ingère la violence de la mère, ce dont témoigne la transposition pronoms, comme dans cette scène où la mère brosse les cheveux de sa fille : « Mais comment je me démerde exactement pour toujours tout abîmer alors que je pourrai avoir une si belle tignasse ».

À partir de
19,50€
En stock
Acheter sur Fnac.com

Parfois, les frontières se brouillent, et nous ne sommes plus capables de discerner si elle rapporte les paroles de sa mère ou si, par mimétisme, elle commence à s’humilier elle-même. Nous souffrons de voir la petite fille se départir de son langage d’enfant, entrer par la langue dans le monde des adultes. À cette langue qui n’est pas la sienne se mêle une langue inventée, faite de néologismes propres à l’enfance (« praison », « Or févrerie », « intimmensité »), renforçant le contraste avec la violence du discours que sa mère lui inspire.

Dans Triste Tigre, le père est également un parasite qui colonise ses pensées ; le début du livre nous place dans l’esprit du violeur, par un discours indirect libre qui impose sa vision des choses. Le bourreau crée son propre théâtre, où il maîtrise la parole de tous les personnages : « Dans le discours de mon beau-père, il y avait une mise en scène de mon consentement. Tu aimes ça, non ? Tu aimes, oui, comme tu aimes. Tu aimes tellement ça. » Il se fait le scénariste de leur comédie tragique, usant de questions rhétoriques dont la fonction phatique manifeste sa crainte d’être percé à jour, d’être désigné comme criminel. Cet « échafaudage mental » lui permet de continuer à agir en évacuant toute culpabilité.

Au cœur de la solitude

Ces relations avec l’agresseur nécrosent aussi le rapport aux autres : les victimes souffrent de solitude. Neige est seule à distinguer la stratégie du paraître chez son beau-père, qui, en société, est en représentation : « Tout ce cinéma de brave homme au cœur pur, de dur à cuire qui au fond est un tendre, de macho qui souffre, toute cette symphonie de l’apitoiement sur soi me rebutait. » Elle seule se tient avec lui, dans l’obscurité, lorsque le rideau tombe.

Intervention de Neige Sinno durant l’émission La Grande Librairie.

L’héroïne de Tumeur est la seule à chercher le « sens caché » de l’existence, qui n’a pas l’air d’intéresser le reste du monde. Lorsqu’elle tente d’accéder aux autres en captant le langage des adultes, elle n’y trouve que du vide : « Ils doivent être vivants dans le seul endroit où je ne peux pas aller les écouter, leur intimmensité. » Elle s’extrait alors de l’humanité, son « je », « n’a pas de correspondance avec le monde des humains ».

Dans une scène cauchemardesque, un soir, lorsqu’elle prodigue des caresses affectueuses à sa fille, Neige imagine un instant le mal qu’elle pourrait lui faire, son geste qui pourrait se poursuivre ailleurs. Un geste de plus, ce serait la terreur. En un instant, leur vie pourrait basculer. Nous sommes pris, avec Neige, dans ce vertige des images infligées par le père, qu’elle transpose sur sa relation avec sa fille. Devenue adulte, un soir, l’héroïne de Tumeur reproduit la violence de sa mère sur le fils de sa compagne.

À partir de
20€
En stock
Acheter sur Fnac.com

On lit par ailleurs dans les deux livres l’espoir que les autres, notamment les conjoints, s’aperçoivent de la vérité, mais la société reste aveugle et impose malgré elle un bloc de silence impénétrable.

Mais alors, comment sortir vainqueure de cette lutte ? L’espoir est relativement absent chez Neige Sinno, qui a subi un viol incestueux, pas seulement de la maltraitance : « Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance. C’est une erreur et une source d’angoisse que de croire au mythe du survivant tel que nous le décrivent les films américains. » Il est au contraire présent chez Léna Ghar, et passe d’abord par la langue, lorsqu’elle trouve enfin le nom du « monstre » qui se cache dans son esprit, puis par le pardon de sa mère-bourreau.

À lire aussi

Article rédigé par