Entretien

Neige Sinno : ”Si je suis rentrée dans la tête du bourreau, c’est pour mieux le détruire”

24 novembre 2023
Par Léonard Desbrières
Neige Sinno : ”Si je suis rentrée dans la tête du bourreau, c’est pour mieux le détruire”

Après le prix littéraire Le Monde et le Femina, Neige Sinno remporte le Prix Goncourt des lycéens. Une razzia de récompenses à la hauteur d’un livre magistral, aussi fascinant par sa puissance littéraire que déterminant par son impact sociétal. Rencontre avec une autrice comblée, mais consciente de sa nouvelle dimension.

Recevoir un prix des mains d’un jury de lycéens, je suppose que c’est une expérience particulière ?

Je suis tellement fière. Je me sens honorée qu’ils aient voulu mettre Triste Tigre en valeur. J’ai rencontré pas mal d’adolescents au cours de ma tournée. À chaque fois, on se dit que ce sont des lecteurs particuliers, qui ne sont pas habitués à la littérature contemporaine, qui ne se déplacent pas en librairie. Mais peut-être qu’au fond, on se trompe. Les mots qu’ils ont employés pour décrire mon texte lors de la remise du prix m’ont énormément touchée et surtout, ils allaient dans le sens de ma démarche.

Ils ont utilisé le terme audacieux. Pas courageux. Même si écrire m’a demandé du courage, un effort sur moi-même, quand j’ai soumis le manuscrit aux éditeurs, je parlais avant tout d’audace. Dans la forme, dans ce qu’il propose comme expérience de lecture. En soulignant cela, ils ont m’ont touchée en plein cœur.

Être récompensée par la nouvelle génération de lecteur, c’est un signe d’espoir pour le futur ?

La question du viol, du genre, de la masculinité : la jeune génération semble avoir aujourd’hui une extrême clarté sur ces sujets-là alors que moi j’ai mis des années à défricher tout ça dans ma propre tête. La jeune génération avance avec force et courage dans le monde chaotique qu’on s’apprête à lui laisser. C’est impressionnant.

Neige Sinno

Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ?

C’est d’abord une accumulation, je dirais. La déferlante #Metoo, #Metoo inceste, les discussions avec les proches, avec les autres parents d’élèves, le groupe militant dont je fais partie. Ça a infusé pendant quelque temps. Et puis, il y a eu un déclic, j’ai écrit pour la première fois un texte à la première personne, en espagnol, ça a débloqué quelque chose. J’ai continué à écrire et j’ai vite compris quelle était la forme qui s’imposait à moi, une forme incandescente.

Quand on vous parle de votre livre, vous refusez le terme de roman ou même de récit, comment le décririez-vous ?

Le but premier de mon texte n’était pas de raconter, ou en tout cas pas de raconter mon histoire. Je voulais proposer une expérience de lecture qui était d’abord passée par ma conscience, une conscience qui a réfléchi à partir d’un drame sur le sujet du traumatisme, de la souffrance, de la violence. L’idée ce n’est pas de dire : ”voilà ce qui m’est arrivé” mais plutôt ”voilà ce qui se passe dans ma tête face à ça”.

J’ai choisi la non-fiction justement parce que c’était une forme très ouverte qui me permettait de faire appel aux armes que j’ai forgées pendant toutes ces années dans mon travail littéraire. C’était un moyen pour moi d’accumuler la confiance nécessaire pour aller au bout. Non pas que le sujet des violences sexuelles faites aux enfants me fasse peur, je l’ai déjà beaucoup abordé dans mon travail et c’est quelque chose de très présent dans ma vie. Non, ce qui me faisait peur, c’était de l’assumer à la première personne.

Parlons de la forme justement, votre livre abrite de nombreux types d’écriture, de nombreux styles, avec des archives, des mini portraits, des analyses de textes littéraires… Pourquoi cet aspect kaléidoscopique ?

Pour me protéger peut-être, mais aussi pour maintenir cet enthousiasme et cette liberté qui m’animait au début de l’écriture du livre. La liberté protège. Je ne dis que ce que je veux, que ce qui est possible pour moi. Mais je veux quand même aller loin. Sans pour autant agresser le lecteur. L’agression en littérature, j’adore ça, il y a des textes qui sont des violences pour moi et que je trouve géniaux. Mais ce livre, je ne le voulais pas comme ça.

Vous intervenez d’ailleurs à plusieurs reprises dans le livre pour prévenir le lecteur, presque le protéger ?

Je sais ce que le récit des violences sexuelles produit chez le lecteur. J’en ai lu beaucoup. Je voulais aider à penser, pas sidérer. Je voulais fuir toute manipulation. Au contraire, je voulais entretenir une conversation avec le lecteur pour qu’il se sente libre de me suivre à certains endroits et pas à d’autres.

Triste Tigre prend parfois des allures d’essai littéraire avec des plongées dans l’œuvre de Despentes, d’Hannah Arendt, dans le Lolita de Nabokov. Il y avait là une sorte d’hommage à la lecture comme processus d’émancipation ?

Je suis une lectrice avide depuis toujours, je me suis construite à travers les livres. C’est mon trip. Pourquoi je lis ? Qu’est-ce que ça m’apporte ? En quoi est-ce une expérience à part ? Toutes ces questions me hantent et je n’avais encore jamais accédé à une forme littéraire qui me permette de réconcilier cette étudiante, cette critique littéraire que je suis avec une écriture plus créative. Pour moi, c’était complètement séparé. Mais je me trompais. J’ai réussi à fusionner les deux et je pense que ça participe de la vitalité du livre.

Un choix narratif confère une puissance rare à votre texte : celui de vous focaliser sur le bourreau plutôt que sur la victime. Pourquoi ce choix ?

Pour mieux le détruire. Parce que ça me révolte qu’une victime comme moi soit encore fascinée par la violence. En écrivant, je me suis rendu compte que cette fascination-là, c’est lui qui me l’a imposée. Quand on est victime d’une torture, le bourreau nous impose sa présence dans notre esprit. Il fallait déconstruire ce paradoxe pour en finir avec lui. D’ailleurs, si vous remarquez bien, il s’efface au fur et à mesure du livre.

À partir de
10,40€
En stock
Acheter sur Fnac.com

La littérature ne sauve pas”. C’est écrit noir sur blanc dans votre livre. Que permet-elle, alors ?

C’est toujours un combat de soi à soi. Ce cliché de la libération, du fardeau dont se débarrasse grâce à l’écriture, je l’ai trainé pendant longtemps et je me suis toujours demandé si c’était vrai. Est-ce que la littérature sauve ? Mettre des mots sur ce que j’ai vécu dans mon enfance, je ne fais pas ça pour être soignée, je ne fais pas ça pour aller mieux en balançant mon histoire au visage des gens.

J’ai fini ce texte et ça ne va pas mieux, en tout cas que ça n’a pas eu l’effet libérateur dont tout le monde parle. J’aime à penser que la littérature est un outil pour vivre, mais quand on a été confronté à l’inceste, au mal le plus radical, rien ne peut vous sauver, pas même la littérature. J’ai toujours à l’esprit, quand je donne des interviews ou que je suis félicitée pour un prix, qu’il y a beaucoup de gens qui ne s’en remettent pas de ce que j’ai vécu. Il y a beaucoup de gens qui se suicident et ça ne veut pas dire qu’eux ont échoué et que moi j’ai réussi.

Est-ce qu’écrire est un engagement pour vous ? Avez-vous écrit ce livre pour donner voix au combat des autres ?

Au moment de l’écriture, ça ne se passe pas comme ça. Le lecteur est juste un phare dans la nuit. Pour ne pas m’enfermer dans ma pensée obsessionnelle, réfléchir encore et encore à ce que j’ai vécu, je me répète constamment que c’est une expérience qui touche beaucoup de gens, que je ne suis pas seule, murée dans mon silence. On est des milliers de solitudes qui s’additionnent. Ce n’est qu’une fois le livre paru, quand je défends le texte dans les médias, quand je suis lue et citée par la Ciivise dans son rapport que ça devient concret et que le livre sort du simple champ littéraire. Et j’en suis très fière. J’essaye d’assumer au mieux cette nouvelle responsabilité qui me tombe dessus.

À partir de
20€
En stock
Acheter sur Fnac.com

À lire aussi

Article rédigé par
Sélection de produits