
Ce mardi 11 février, la saga Civilization revient avec un septième opus et la promesse de mêler histoire et géographie dans un jeu de stratégie à grande échelle. Des historiens ont œuvré sur le titre et espèrent transmettre leur passion, mais peut-on considérer ce jeu comme un outil pédagogique ? On fait le point.
En 1991, Civilization premier du nom révolutionnait la stratégie du jeu au tour par tour et l’univers des 4X (eXploration, eXpansion, eXploitation et eXtermination). Le principe : diriger une civilisation, des débuts de l’humanité à nos jours, en traversant les ères, les guerres, les famines et les grandes découvertes pour étendre son emprise culturelle, religieuse ou militaire et dominer la planète entière.
La série est devenue culte, mais les petits Frenchies d’Amplitude Studio ont récemment mis en péril un quart de siècle d’hégémonie avec Humankind, paru en 2021. Ainsi, Civilization VII se veut le retour du roi et la réponse de Firaxis Games, avec une sortie pour la première fois simultanée sur ordinateurs et consoles.
Un peu de contexte
Pour l’occasion, le jeu revient avec sa formule habituelle et quelques innovations, dont certaines ont été piquées à son concurrent français. Il embarque un déroulement séparé en trois âges distincts (Antiquité, Exploration et Moderne), des changements de civilisation en cours de partie et la possibilité de choisir n’importe quel leader historique pour gérer sa nation. Bref, une façon de tordre l’histoire et de jouer avec, tout en découvrant certains de ses chapitres, ses grandes personnalités, ses peuples et ses bâtiments historiques.

Le Dr Andrew Johnson, professeur associé à l’Université de Stockholm et collaborateur sur Civilization VII, souhaite effectivement que sa contribution transmette l’envie d’ouvrir un livre d’histoire. « Le jeu peut être une drogue d’introduction !, admet-il dans une interview pour PC Gamer. Quelqu’un jouant Machiavel pourrait vouloir s’intéresser à qui il était. [Il] est peut-être déjà assez réputé, mais il y a des noms moins connus comme Amina de Zaria ou la dynastie Han. […] Ce qui est important, c’est que cela puisse inciter à s’intéresser à l’histoire. »
Le jeu vidéo comme porte vers le passé
Le Dr Andrew Johnson lui-même s’est intéressé au passé grâce à ce support. Ce n’est pas un cas isolé. Jean-Baptiste Rejalot, également joueur et professeur d’histoire, théorise : « Je ne pense pas qu’on ouvre un bouquin sur Napoléon sans avoir vu des films, des tableaux ou joué à Risk avant ! On s’intéresse au passé par l’enfance, le rêve, les dessins animés, les images… À ce titre, le jeu vidéo peut effectivement servir de porte d’entrée. »
Sur Internet, les témoignages ne manquent pas. Quantité de joueurs ont dévoré les petites notices historiques présentes dans les différents Civilization. Interrogé à ce sujet, le reddit « Civilization 6 » expose moult exemples. Certains ont googlé des personnalités historiques, des merveilles ou des classes de personnages pour savoir à quoi elles faisaient référence. La gestion d’un domaine virtuel a permis à d’autres de « comprendre en quoi le commerce était crucial et combien la guerre coûtait cher ».

Un internaute se souvient même avoir « remporté la manche bonus d’un quiz en connaissant Tenochtitlan, le nom de la capitale aztèque ». De son côté, un père de famille pouvant « réciter nombre de citations de chefs d’État grâce au jeu », raconte que son fils s’est renseigné sur la vie de chaque personnage. « Il s’intéressait déjà à l’histoire, mais le jeu lui a permis d’apprendre par un nouveau prisme », souligne-t-il.
Les limites de l’apprentissage par le jeu
Cette dernière référence est très importante pour Romain Vincent, professeur d’histoire, docteur en sciences de l’éducation, auteur de la thèse Du ludique au pédagogique : la scolarisation du jeu vidéo par les enseignants et youtubeur spécialisé de la chaîne JVH – Jeux vidéo et histoire : « Il n’y a pas d’enquête ou de données qui prouvent une corrélation automatique entre apprentissage de l’histoire et jeu vidéo. D’autant que, en sociologie, on sait que ceux qui vont pédagogiser leurs loisirs viennent globalement de familles diplômées. »

L’accès même à des titres comme Civilization est donc restreint selon le milieu social. « Peu d’ados entendent parler de Civilization comparé à un Call of Duty et un Assassin’s Creed. Si ces derniers retranscrivent certains éléments d’époque, leur ambition est d’être plus ludiques que didactiques. Tout n’est pas vrai dans ce qui est montré à l’écran et ce n’est pas assez contextualisé pour apprendre directement. »
D’ailleurs, l’enseignant a assisté à des cours donnés avec le 4X Crusader Kings en support et constaté les limites du média. « On apprenait plus à utiliser le jeu qu’à comprendre l’histoire. Pour vraiment s’initier, il faut sortir du jeu vidéo, aller lire Wikipédia ou ses cours. »
La science de la question
En outre, les experts différencient la culture générale de la pratique historienne. « C’est une discipline de sciences humaines et sociales, explique le professeur Rejalot. L’histoire reconstruit de façon problématisée et incomplète ce qui n’est plus. Notamment en partant d’une interrogation et en finissant par une question. S’interroger et se perdre de lien en lien sur Wikipédia, c’est faire de l’histoire. »

Seulement, des jeux comme Civlization mettent en avant des théories historiques, des personnalités, des bâtiments et des peuples sans problématiser. Le trailer de présentation à la Gamescon évoquait même des personnes ordinaires « décidant de changer le monde » pour devenir mémorables.
« Ce ne sont pas les figures historiques qui font l’histoire, estime l’enseignant. Fernand Bourdel, de l’Académie française, disait qu’on ne fait plus l’histoire par les sommets, les batailles ou les grands hommes. Dans Civ, les fiches et les récits historiques donnent l’apparat d’une rigueur, alors que tout doit être questionné. Si le jeu permet de s’étonner, amène à fouiller Internet et à mettre les mains sur un manuel d’histoire… Alors oui, Civilization permet d’apprendre et de découvrir l’histoire. »

Toutefois, les jeux qui font le plus s’intéresser à cette discipline sont peut-être ceux qui enseignent l’enquête et la réflexion. « Des titres de réflexion comme Chants of Sennaar, The Outer Wilds, The Return of the Obra Dinh poussent à chercher des indices, à les interroger, à déduire et à confronter les idées pour comprendre des langages, des peuples, des événements… C’est la démarche d’un historien ! », conclut le Dr Romain Vincent.