Décryptage

La dark romance est-elle aussi problématique dans les mangas ?

10 janvier 2025
Par Samuel Leveque
“Serial killer land”
“Serial killer land” ©2021 Koike Nokuto, Akita Shoten

Genre littéraire très populaire et très contesté, la dark romance connaît aussi son équivalent au Japon.

L’agenda des sorties de mangas pour ce début 2025 ne manque pas de titres mettant en scène des relations amoureuses troubles. Dans la comédie Kirio Fanclub, deux lycéennes un peu idiotes basent leur amitié sur la liaison fantasmée qu’elles imaginent avoir avec un de leur camarade de classe, tandis que dans Lord of the Fans, une œuvre au ton assez comique, un seigneur démon entretient une obsession maladive pour l’héroïne humaine qui cherche à le tuer et plonge dans une interaction parasociale à sens unique.

Kirio Fanclub©Le Lezard Noir

Bien plus perturbant, le titre horrifique Serial Killer Land met en scène un jeune homme obsédé par le tueur en série qui a décimé sa famille, avant d’écrire des romans dérangeants à son sujet. Enfin, dans la comédie romantique Natsuyuki Rendez-vous, un homme mystérieux se fait embaucher chez une fleuriste, veuve, afin de se rapprocher d’elle. Le point commun de toutes ces histoires, allant de la comédie potache à l’horreur pure ?

Elles content des récits d’attirance et de fascination dont le fond est sombre et problématique, voire illégal. On sait à quel point les œuvres s’approchant de la dark romance, dans lequel l’un des partenaires subit violence, manipulation et humiliation, sont à la fois populaires et polémiques depuis quelques années. Mais entre le manga et les histoires d’amour qui commencent mal, c’est une très vieille affaire.

Des histoires d’amour ténébreuses dès l’émergence du shōjo manga

Comme le souligne le podcast consacré à l’histoire de l’art Imaginarium, le genre de la romance se développe fortement dès le début des années 1970 au Japon, notamment à travers les mangas pour jeunes filles. Une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices arrive sur le marché, imprégnée de diverses influences allant de la SF américaine au cinéma de la Nouvelle vague.

L’occasion de lancer quantité de séries cultes expérimentales, explorant parfois des thématiques étonnamment sombres, voire extrêmes. Des œuvres avec de la violence psychologique à outrance comme Très cher frère… de Riyoko Ikeda en 1974 ou Kaze to Ki no Uta de Keiko Takemiya en 1976 fascinent le lectorat.

Très cher frère©1974 Ikeda Riyoko, Shueisha

Dans les années 1980 et 1990, le genre atteint des sommets de popularité, avec des histoires comme le récit de fantasy Angel Sanctuary de Kaori Yuki et ses nombreuses romances mêlant inceste et domination. Ou encore avec Mars, œuvre de la dessinatrice Fuyumi Soryo, qui n’hésitait pas à en rajouter sur les traumatismes psychologiques et la maltraitance.

Des autrices comme la légendaire Moto Hagio (Le clan des Poe, A Cruel God’s Reign), récemment honorée au festival d’Angoulême, se spécialisent même un temps dans le sujet. Ce type de récits très durs ne se cantonne d’ailleurs pas aux seuls mangas pour jeunes filles. Le dessinateur de shōnen Shūzō Oshimi (Les fleurs du mal) s’est par exemple illustré avec plusieurs histoires dans ce registre, pouvant présenter des relations amoureuses particulièrement perturbantes, voire complètement immorales.

Angel Sanctuary©Tonkam

D’une manière générale, plusieurs archétypes apparus dans les mangas depuis une trentaine d’années renvoient à des stéréotypes de romance questionnables ou problématiques : le bellâtre ténébreux et agressif cachant une fêlure (Vampire Knight, Nana), le harceleur possessif prêt à tout pour l’être aimé (Aime ton prochain) ou encore les relations basées sur une emprise surnaturelle dont l’héroïne est victime (Black Bird).

Des œuvres parfois magnifiques, mais à manier avec précaution

Si nombre d’œuvres du genre peuvent être perturbantes à parcourir, y compris quand elles appartiennent au registre de la comédie, elles ne sont pas nécessairement mauvaises. Dans l’intimité de Marie, du fameux Shūzō Oshimi, est un bon exemple de manga mettant en scène une romance particulièrement sinistre, mais qui a gagné un statut d’œuvre culte, saluée pour la finesse de son écriture.

Certains peuvent d’ailleurs tout à la fois cumuler un énorme fandom, avoir été l’objet de vives polémiques à leur sortie et accumuler de très bonnes critiques. C’est le cas par exemple de l’horrifique Happy Sugar Life ou du récent Les noces des lucioles.

Dans l’intimité de Marie©Akata

De même pour Tsukihime, qui adapte un scénario de jeu vidéo et est considéré comme particulièrement réussi dans sa manière de dépeindre une relation tournant autour de la mort. Comme le rappelle néanmoins la journaliste Laure Coromines, les œuvres misant sur ce type de relations très torturées n’échappent pas à un ciblage parfois inapproprié de lecteurs, et surtout de lectrices assez jeunes.

Ni à un certain cynisme dans le recyclage des histoires et dans la surenchère de glauque. Aussi loués et primés soient les meilleurs mangas qui sortent et mettent en scène ce type de couples, il convient tout de même de s’y aventurer avec prudence, et avec la curation et les avertissements nécessaires.

Des contre-modèles existent

Il ne faudrait pas, d’ailleurs, que la profusion de ces romances très sombres fasse oublier que, depuis longtemps, la majorité des mangas ne dépeint pas les relations de cette manière. A-Girl de Fusako Kuramochi, publié en 1984 et fin 2024 en France, mettait par exemple déjà en scène une jeune fille parvenant à s’extirper d’une relation violente à l’aide du soutien de son entourage.

De même, la série Dahlia in Bloom, récemment adaptée en anime, s’intéresse à une jeune femme renonçant à un mariage arrangé avec un homme toxique pour choisir de mener seule sa carrière de commerçante.

A-Girl

D’autres mangas font d’ailleurs le choix de parler de relations potentiellement toxiques sans faire souffrir leurs héroïnes à outrance. C’est par exemple le cas d’Après la pluie, série de Jun Mayuzuki qui nous conte l’amour à sens unique d’une lycéenne pour un homme à la fois plus âgé et supérieur hiérarchique.

L’intrigue prend le temps de décortiquer le côté problématique de cette relation potentielle, à la fois illégale et très déséquilibrée, et l’autrice choisit à dessein de ne pas la faire aboutir et de ne pas la présenter comme romantique ou souhaitable.

Certaines œuvres vont même assez loin dans l’examen des mécaniques de domination et de déséquilibre au sein du couple, à l’image du brillant Blooming Girls de Naoko Yamada, qui examine à la loupe les premières aventures torturées de cinq adolescentes.

La dark romance comme objet de moquerie, mais aussi de débat

Il faut enfin noter que de nombreux titres ont pris le parti de se moquer ouvertement ce type de romances ténéde breuses : les mangas utilisant le stéréotype du akuyaku reijou (où l’héroïne se réincarne en méchante de fiction) pastichent fréquemment les dark romance pour jouer avec leurs clichés.

D’autres ont choisi de baser l’intégralité de leur dispositif sur une déconstruction complète des stéréotypes de la romance, comme Romantic Killer de Wataru Momose ou Kaguya-Sama: Love is War, dans lequel des personnages se pensant géniaux, ténébreux et manipulateurs s’avèrent en réalité complètement candides, doux et incompétents devant l’être aimé.

D’une manière plus générale, il faut enfin noter que la question du couple et des maltraitances qui peuvent s’y dérouler est un sujet de société extrêmement fort au Japon depuis quelques années (le Japan Times a publié en 2024 une étude choc signalant que près d’une femme sur cinq se déclarait victime de violence domestique dans l’archipel).

Les mangas étant en bonne partie le reflet des évolutions des mentalités locales, on voit apparaître de plus en plus de bandes dessinées, dans tous les styles et pour tous les publics, dénonçant ou mettant à distance la mécanique des relations abusives.

Ces dernières coexistent bien entendu avec des dark romances qui peuvent par ailleurs glorifier ou passer sous silence l’impact de ce type d’histoires (et sont en tout état de cause à réserver à un public averti). Mais la variété sans cesse plus grande du paysage éditorial en la matière permet de mesurer à quel point ce type de problématique est désormais apprécié, décortiqué et débattu par les mangakas.

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