Entretien

Entre les lignes avec Romain Lucazeau : “C’est le travail des politiques de raconter des histoires positives, pas celui des écrivains de science-fiction”

27 décembre 2024
Par Léonard Desbrières
Romain Lucazeau.
Romain Lucazeau. ©Gilles Dacquin

Nouvel épisode de notre série d’entretiens au long cours avec les écrivains. Pour parler écriture et littérature, mais aussi pour percer la carapace de ces raconteurs d’histoire.

Dans la lignée de son diptyque Latium, space opera dans lequel l’Empire romain a survécu dans un univers apocalyptique robotisé, Vallée du carnage, le nouveau roman de Romain Lucazeau, met en scène un futur dans lequel de grandes puissances antiques se partagent le monde. Carthage à l’Ouest, le royaume perse au centre et la dynastie Han à l’Est : un équilibre fragile qui vole soudainement en éclats. Des ors des palais aux tranchées maculées de sang, des bordels aux QG militaires, se dévoile un roman choral ébouriffant où se fracassent les destins d’acteurs grandioses ou anonymes, tous rouages tragiques de cette nouvelle guerre mondiale aux accents technologiques. Game of drones.

Après Latium, vous renouez avec l’uchronie, un sous-genre à part dans la science-fiction, qui dessine le futur à partir d’une bifurcation significative du passé. Qu’est-ce qui vous fascine dans cet exercice littéraire ?

Je change des paramètres, je change des conditions, des modes de fonctionnement, je change l’histoire. Ça relève de ce que je préfère dans la science-fiction : l’expérience de pensée. J’aime désorienter le lecteur, le mettre dans une situation d’inconfort.

À partir de
22,90€
En stock
Acheter sur Fnac.com

Comment vous situez-vous dans ce nouvel âge d’or de la dystopie qui se complaît à imaginer le pire du futur ?

Certes, Vallée du carnage s’installe dans une autre ligne temporelle et pas dans le futur immédiat de nos sociétés, mais je me situe dans la même lignée négative, pessimiste. On se nourrit de ça quand on écrit de la science-fiction. C’est le travail des politiques de raconter des histoires positives, pas le nôtre. Comment voulez-vous qu’on imagine un futur paisible et agréable quand on observe ce qui se passe aujourd’hui ?

Si les romans de SF relèvent de l’imaginaire, ce ne sont que des miroirs déformants qui installent un dialogue avec le présent. En fait, c’est de l’analyse du risque : on grossit les dangers, les dérives, pour construire une histoire. Prenez le grand roman de Robert Silverberg, Les monades urbaines, qui raconte l’histoire d’une humanité regroupée dans d’immenses tours avec une hiérarchie sociale stricte et des règles très contraignantes. On est dans une interprétation futuriste de la surpopulation mondiale et de la construction des grandes aires urbaines. Autre exemple, Les furtifs de Damasio ausculte un risque présent et futur, celui de l’avènement d’une société du contrôle.

À partir de
19,97€
En stock vendeur partenaire
Acheter sur Fnac.com

Vous vous plaisez à faire perdurer à travers les siècles ce tropisme pour l’Antiquité. Pourquoi cette obsession ?

Il y a déjà une réponse personnelle, liée à mon parcours. Je suis un ancien khâgneux, j’ai fait des études littéraires classiques et, quand j’ai commencé, je me suis dit que j’allais faire de la SF, mais avec un matériau que je connais bien. Mon référentiel, c’est la littérature antique et la littérature classique qui se nourrit de l’Antiquité, comme Racine et Corneille. Il y a aussi des intuitions qui nourrissent mes récits, comme l’idée que l’Antiquité, c’est l’époque qui interroge le mieux le rapport entre civilisation et temps. La manière dont elles s’inscrivent dans l’histoire de l’humanité. La SF travaille par essence la question de la mort de la civilisation. Dans Fondation, Asimov s’empare de ceci, par exemple.

Si Vallée du carnage nous plonge dans les arcanes d’empires ancestraux, on se retrouve aussi au beau milieu d’un conflit mondial qui a de drôles de ressemblances avec ce qui se passe un peu partout dans le monde aujourd’hui…

On est encore dans cette idée de dialogue avec le présent. J’ai commencé à écrire ce roman pendant les premiers jours du conflit ukrainien. Mon livre a donc pris cette coloration. Je voulais raconter ce conflit, les jeux de pouvoir entre grandes puissances, d’une manière détournée. Évoquer aussi le Moyen-Orient. C’est un roman à clés. Il y a plein de personnages qui sont des transpositions assez précises de figures existantes. Je ne vais pas vous les dévoiler, vous ferez votre enquête, mais je peux vous en donner une quand même : la princesse de Vallée du carnage est complètement inspirée d’Asma Al-Assad, l’épouse de Bachar Al-Assad.

« La science-fiction traite souvent la guerre de manière feutrée, sans avoir l’air d’y toucher, comme si on écrivait pour des enfants de 12 ans. »

Romain Lucazeau

Vous nous donnez un aperçu de la Guerre du futur, gavée de machines de mort comme des monolithes géants, des aéronefs, des drones et des exosquelettes : est-ce que ce sont de véritables hypothèses technologiques que vous formulez ?

Ce n’est pas Star Wars, il n’y a pas de sabres laser. Tout est vraisemblable. Les monolithes, c’est une version boostée aux stéroïdes de ce que font les Israéliens avec le dôme de fer. Il y a une correspondance systématique avec ce qui est développé dans le monde réel. Simplement, je les gonfle à l’hélium pour le plaisir romanesque. En quoi le développement mondialisé du nucléaire peut-il bouleverser les équilibres ? Qu’est-ce qui se passe si le tabou autour de la modification génétique des soldats tombe et qu’on développe des super-armées ? C’est tout simplement une version plus agressive de notre monde militaire dans cinq à dix ans.

Cette fascination est-elle en lien avec votre expérience aux côtés de la Red Team* ?

C’est évidemment lié à cette expérience. On nous a beaucoup promenés. On a visité des installations militaires, on nous a expliqué des technologies, des méthodes de fonctionnement. Mais ce qui était le plus intéressant, c’était les rencontres avec les gens. Ils ont tous une incroyable rigueur éthique – l’armée française se soumet à un standard de règles comportementales – et en même temps, il s’agit d’un métier dans lequel il faut donner la mort. Ça donne une profondeur existentielle abyssale que je suis bien content de ne pas connaître. Ça m’intéresse encore plus que la dimension technique, où tout ce que j’écris est sur Google.

Il y a malgré tout un curseur de la violence poussé très loin dans le livre

La science-fiction traite souvent la guerre de manière feutrée, sans avoir l’air d’y toucher, comme si on écrivait pour des enfants de 12 ans. Prenez Dune : la guerre n’apparaît jamais dans sa matérialité. J’ai voulu d’abord écrire un roman de guerre, dans toute sa dureté, avec ses atrocités.

Bande-annonce de Dune, deuxième partie.

Quel sens donner au titre Vallée du carnage ?

C’est tiré d’une citation de l’Ancien Testament qui fournit ensuite tous les titres de chapitres. C’est l’endroit où l’Homme accomplit ce qui a été ordonné par Dieu, c’est-à-dire le sacrifice de ses propres enfants. Tous mes personnages sont sacrifiés sur l’autel de la guerre, qu’ils soient bourreaux ou victimes, maîtres ou disciples.

Vous avez publié, en même temps que votre roman, un autre livre intitulé Langage machine. Que pouvez-vous nous en dire ?

C’est de la poésie de science-fiction. Ça ne va pas être mon record de ventes, mais je suis extrêmement fier de l’avoir sorti ! J’ai ressenti le besoin d’explorer quelque chose qui n’a pas été exploré : l’émotion qui subsiste dans notre monde post-moderne. La solitude et l’isolement à l’ère des réseaux sociaux, notre fracture avec la nature et le vivant. La poésie raconte un monde qui n’existe plus. Je voulais trouver des sonorités et des résonances actuelles pour décrire un présent et un futur engloutis par la technologie.

Malgré le succès de vos livres, vous exercez, en parallèle de votre carrière d’écrivain, la fonction de directeur d’une société de conseil public. Est-ce important pour vous de garder un pied dans le monde réel ?

C’est un équilibre que j’ai trouvé après avoir quitté la faculté où j’étais professeur de philosophie. D’une certaine manière, ça m’a libéré et je me suis mis à délaisser la théorie pour écrire des histoires. Mais, pour cela, j’ai eu besoin d’avoir un ego. Je mets énormément de narcissisme dans mon existence littéraire et j’en mets moins que la moyenne dans mon autre activité. Je me décharge, d’une certaine manière.

Dans votre parcours universitaire, vous vous êtes beaucoup intéressé à la philosophie politique et aux sciences sociales. Avez-vous choisi la SF parce que c’est le genre littéraire de l’engagement ?

Alors non. Je me suis engagé dans la SF parce que c’est le genre de la question métaphysique. Beaucoup de gens font de la SF le genre de l’engagement politique. Ce n’est pas du tout mon cas. Je suis dans l’exercice de pensée, je prends du recul, au contraire d’un militant qui se jette à corps perdu dans la bataille. Damasio a dix ans de plus que moi, il est très politique, alors que je ne cesse de répéter que la politique, c’est nul. Une nouvelle génération d’autrices, notamment Marguerite Imbert ou Audrey Pleynet, se désintéresse de la politique. C’est une histoire de cycles je crois.

Comment décrire les spécificités de la science-fiction française ?

Très sciences humaines, très sociétale, très politique. Beaucoup moins techno que la SF anglo-saxonne, même si ça l’est moins maintenant parce qu’il y a une sorte d’harmonisation progressive des récits.

Quelles sont vos principales influences littéraires ?

Tolkien, Savinien de Cyrano (dit de Bergerac), Maurice Dantec… Mais mon maître à penser, c’est Serge Lehmann. Du côté des Anglo-saxons, je citerais Dan Simmons et Alastair Reynolds parmi les plus contemporains.

Avez-vous un livre de SF à nous recommander ?

Alors j’ai mieux que de la SF ! Ça s’appelle Au commencement était… de David Graeber et David Wengrow. C’est un livre d’anthropologie qui essaie de répondre à une question : est-ce que les régimes politiques du passé, notamment de la préhistoire, étaient véritablement tous les mêmes, c’est-à-dire tous des gouvernements primitifs ? La réponse est évidemment non. Ça prouve à quel point l’homme est un animal politique et qu’il s’est toujours soucié des modes de gouvernement, de l’agencement des faibles et des puissants. C’est passionnant.

À partir de
12,90€
En stock
Acheter sur Fnac.com

*L’initiative Red Team a réuni en 2019 des auteur·rice·s et des scénaristes de science-fiction qui ont travaillé avec des experts scientifiques et militaires pour imaginer les menaces qui pourraient venir à peser sur la France et ses intérêts à l’horizon 2030-2060.

À lire aussi

Article rédigé par