Neuvième épisode d’une série d’entretiens au long cours avec les écrivains. Pour parler écriture et littérature, mais aussi pour percer la carapace de ces raconteurs d’histoire.
Médecin le jour, écrivain la nuit : comme les deux faces d’une existence dédiée à soigner les corps et panser les esprits. Baptiste Beaulieu fait paraître Tous les silences ne font pas le même bruit (L’Iconoclaste), autofiction militante dans laquelle il exprime sans détour sa colère envers une société française qui ne parvient pas à se défaire de son homophobie.
Vous et votre livre venez d’être brutalement rattrapés par la réalité puisque vous avez été agressé, il y a quelques jours, dans votre cabinet par un patient qui s’est rué sur vous en hurlant “Sale PD”. Quel sentiment prédomine aujourd’hui ?
Ça fait dix ans que j’accompagne ce patient, il sait très bien que je vis avec un homme, qu’on a un enfant. Il me posait d’ailleurs souvent des questions sur ma famille et, sous prétexte d’un refus de l’ausculter en urgence, sans rendez-vous, son premier réflexe a été celui-ci. Ça dit tout de l’homophobie ordinaire… Le discours qui a suivi était en plus le reflet d’une masculinité toxique en action. Il m’a dit qu’il reviendrait quand il n’y aura plus de patients pour régler ça “entre hommes”. Ça me conforte dans l’idée que ce sont les hommes qui agressent.
« Le moteur de ce livre, c’est à la fois la colère et une envie de partager, de transmettre. »
Baptiste Beaulieu
La France est-elle un pays homophobe ?
Bien sûr. Il y a une forme d’impensé homophobe qui parcourt la société. À l’adolescence, le garçon est formaté dans une voie qui repousse à la fois la féminité et l’homosexualité. “On n’est pas des gonzesses”, “On n’est pas des PD”. Et il y a bien évidemment un rôle clé joué par l’insulte. Les cours de récréation sont remplies d’insultes homophobes qui deviennent des signes de ralliement pour la sociabilisation masculine. Comme on parle, on pense ; et on parle très mal des minorités en général.
Être homosexuel en France aujourd’hui, est-ce risquer sa vie ?
J’en suis persuadé. Il n’y a pas une journée qui passe sans qu’on apprenne qu’un gay a été agressé dans la rue, que quelqu’un a craché sur une lesbienne dans le bus. Si on regarde les statistiques, la première cause de mortalité chez les adolescent·e·s, c’est l’homophobie, notamment parce qu’elle peut pousser au suicide.
Est-ce l’une des raisons qui vous ont poussé à écrire le livre ?
Oui, et ça a été amplifié par la naissance de mon fils. Il grandit dans une famille homoparentale, j’ai peur des choses qu’il va entendre, de ce à quoi il va être confronté. J’ai profondément envie que la société change, pour lui, mais aussi pour toutes les générations futures. Et ma seule arme, c’est l’écriture. Le moteur de ce livre, c’est à la fois la colère et une envie de partager, de transmettre. Une femme est venue me voir en dédicaces, il y a quelques jours. Elle avait les larmes aux yeux, elle venait de quitter son mari pour une femme et elle le vivait très mal, mais mon livre l’a aidée à conscientiser certaines choses. Et ça, c’est le meilleur salaire de l’écrivain.
C’est un livre dans lequel, pour vous raconter, vous utilisez la deuxième personne du singulier. Pourquoi avoir fait ce choix ?
J’avais envie de prendre le lecteur en otage pour le forcer à mettre ses pieds dans mes chaussures, qu’il vive ce que vit au quotidien une personne en situation de minorité. L’interpeller aussi. Est-ce que ça te paraît juste ? Est-ce que ça te paraît bien ? Ce n’est pas agréable de montrer qu’on fait partie d’un système qui fait souffrir des gens, mais l’objectif final est de permettre au lecteur de se sentir plus libre de penser ce qu’il pense et surtout de ne plus penser ce qu’il pense, d’ailleurs.
Un mot sur la construction du texte et les chapitres, titrés avec des questions provocantes. Y avait-il la volonté de choquer le lecteur ?
C’est une démonstration par l’absurde. En les lisant, on se dit forcément que ces questions sont bêtes, mais c’est fait exprès. Elles sont bêtes, mais ce sont celles qu’on se pose sur l’homosexualité, ou qu’on nous pose même directement.
La première partie de votre livre est consacrée à l’enfance et à l’adolescence. À quel moment avez-vous pris conscience de votre différence ?
Ce n’était pas du tout quelque chose de l’ordre de la sexualité. C’était plutôt une romantisation des interactions sociales. En classe, je me suis rendu compte que je voulais envoyer des mots à des garçons plutôt qu’à des filles, mais je ne le faisais pas pour ne pas éveiller les soupçons.
« L’homosexualité est un acte de clandestinité, de résistance, un acte antifasciste même, puisqu’elle s’oppose à un pouvoir total et totalitaire. »
À propos de cette période, vous dites que vous aviez l’impression de vivre dans “un monde à côté du monde”. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
C’est quelque chose de l’ordre de la dystopie. On vit dans un système de règles. Des règles appliquées par on ne sait qui, depuis on ne sait combien de temps, mais auxquelles il faut se conformer alors que tout nous pousse, à l’intérieur, à ne pas écouter ces règles-là. On est un bug dans la matrice. L’homosexualité est un acte de clandestinité, de résistance, un acte antifasciste même, puisqu’elle s’oppose à un pouvoir total et totalitaire. Parce qu’au fond, l’homosexualité, c’est un sujet de liberté individuelle.
Le livre est dédié à Florent, un ami d’enfance. Vous avez, tous les deux, été victimes d’un prédateur sexuel. Cependant, au moment où l’affaire est sortie, vous avez démenti, parce que vous associiez cette agression à une homosexualité dont il ne fallait rien révéler. Vous a-t-il pardonné de l’avoir abandonné ?
Il m’a pardonné tout en disant qu’il n’y avait rien à pardonner. Mais c’est comme dire à quelqu’un : “Ne sois pas dépressif, bouge-toi”, ça ne marche pas comme ça. À travers cette histoire, je voulais interroger le lecteur. Qu’il réfléchisse à la société dans laquelle il vit. Une société qui permet que les personnes LGBTQ+ soient huit fois plus susceptibles d’avoir été agressées dans leur enfance, une société qui fait que certains enfants n’osent pas le reconnaître par honte d’assumer ce qu’ils sont.
« Médecin, tu ne peux pas tricher : la société, tu te la prends en pleine gueule. »
Baptiste Beaulieu
Dans votre livre, vous accordez également une place importante à vos parents, des figures d’émancipation, mais qui ont mis du temps à accepter votre homosexualité…
C’est le cas de beaucoup de familles, malheureusement. On peut penser une chose et, le jour où ça nous touche directement, en penser une autre. Après, ils ont très vite réfléchi à tout ça et c’est très vite rentré dans l’ordre, parce qu’il y avait de l’amour et que c’est la condition préalable, nécessaire à ce genre de résolution heureuse. Qu’est-ce qui se passe dans les familles où il n’y a pas autant d’amour ?
Vous êtes médecin le jour, écrivain la nuit. Comment communiquent ces deux facettes de votre vie ?
Je ne crois pas au romancier dans sa tour d’ivoire qui écrit des romans sur les gens sans vivre avec eux. J’ai besoin d’être au milieu du monde, d’être au contact pour écrire sur la vie. Médecin, tu ne peux pas tricher : la société, tu te la prends en pleine gueule.
Quel rôle peuvent jouer les soignants dans l’accompagnement des minorités sexuelles ? Sont-ils suffisamment formés ?
Bien sûr que non ! Les dix ans de médecine sont déjà bien chargés et on ne peut pas être préparé à tous les cas spécifiques, mais je pense qu’on devrait penser un volet sociologique aux études de médecine, parce que les médecins sont des piliers de la société, ils sont au cœur du réacteur. Il faut pouvoir encaisser les coups et surtout répondre aux attentes des patients qui cherchent parfois autre chose qu’un traitement médical.
Il faut aussi en finir avec la figure du médecin qu’on sacralise, le sauveur qui met sa blouse blanche et oublie tous ses préjugés. C’est une vaste farce. Aujourd’hui, des gays refusent d’aller chez le médecin par peur d’être jugés, des lesbiennes ne se font pas vacciner contre le papillomavirus parce que des médecins peu précautionneux pensent que ça ne concerne que les rapports hétérosexuels. Combien de femmes lesbiennes sont mortes d’un cancer de l’utérus parce qu’elles sont dans l’angle mort de la médecine ?
Vous évoquez aussi beaucoup la représentation homosexuelle dans la pop culture en citant Disney, La Cage aux folles, Buffy, avec au final un portrait peu reluisant des années 1990. Les choses ont-elles beaucoup changé de ce point de vue là ?
C’est de la poudre aux yeux. Quand Marvel, au bout de 30 films, martèle à coup de grosse communication qu’il va y avoir un personnage gay, c’est grotesque. Dans beaucoup de blockbusters, les minorités sont là pour faire joli, sans profondeur, elles s’en prennent plein la gueule. Dans le dernier Coppola, le grand cinglé Shia Leboeuf s’habille en femme, c’est le méchant queer déjanté. On a gagné en visibilité, peut-être, et encore ça se discute, mais la manière dont on est représenté est très problématique.
Je voudrais avoir votre point de vue sur les réseaux sociaux. C’est un lieu où vous avez une très forte communauté, où vous exercez de l’influence et en même temps c’est l’endroit de toutes les dérives homophobes…
Ce qui est compliqué, c’est le règne de l’ignorance et de la désinformation. La seule chose que j’essaie de faire, c’est de partager mon vécu, un récit personnel, intime. Assener des vérités, ça ne marche plus, alors qu’en racontant des histoires de patientes ou de patients, je parviens à toucher quelque chose de l’ordre de l’empathie, je fais vibrer une autre corde. Et c’est la même chose quand je parle de moi. Ce n’est pas agréable, parce qu’on s’expose. Ça consume. Mais je le fais dans une optique militante.
Quels sont pour vous les motifs d’espoir ?
Je dirais que le plus important aujourd’hui, c’est la légalisation de nos familles. Quand la loi reconnaît le mariage pour tous et permet la PMA, elle permet surtout qu’un jour il y ait un couple de vieux homosexuels ou de vieilles lesbiennes au sommet d’un arbre généalogique avec toute une descendance qui ne pourra plus avoir de schéma de pensée homophobe ou lesbophobe.
Pour terminer, avez-vous un livre à nous recommander ?
J’ai lu un très beau livre sur la différence qui m’a beaucoup ému. Le livre d’Alice Develey, Tombée du ciel, dans lequel elle parle de son adolescence de femme anorexique. Elle raconte les maltraitances à l’hôpital, les institutions psychiatriques, la violence inhérente à l’institution. Ça m’a beaucoup marqué en tant que médecin. Et en tant qu’être humain !