En cette fin d’année, des acteurs cultes, des réalisateurs de légende et même des critiques redoutés délaissent les salles obscures pour se frotter à l’écriture. État des lieux critiques.
Et si on vous disait qu’enfin la littérature avait gagné son bras de fer contre le cinéma ? Une drôle de tendance agite, depuis quelque temps déjà, le paysage éditorial. Tour à tour, il semblerait que les prophètes et les virtuoses de l’image rendent les armes face à la puissance des mots, comme si le 7e art ne les comblait pas totalement et qu’ils ne pouvaient résister à la tentation d’aller voir ailleurs.
Désormais, sur les étals des librairies, trônent en majesté des noms bien connus du public, mais qu’on n’a pas tellement l’habitude de voir ici. Avec le thriller hypnotique Consumés, la suite inattendue Heat 2, ou le polar Les Serpents sont-ils nécessaires, les réalisateurs David Cronenberg, Michael Mann et Brian de Palma se sont récemment frottés au roman, tout comme l’acteur Jean Reno, avec Emma, publié juste avant l’été. Le saint patron des cinéphiles, Quentin Tarantino, et même John Waters, le freak du ciné indé, se sont eux lancés dans un savoureux exercice de mémoires avec Cinéma Spéculations et Monsieur Je-sais-tout.
Résultat : des œuvres troublantes, menées avec plus ou moins de succès, mais qui permettent de rentrer différemment dans l’esprit de ces créateurs de génie. Cet automne n’échappe pas à la règle et nous offre son lot de publications événements. Au crépuscule de la rentrée littéraire, les monstres sacrés du 7e art prennent le relais des romanciers consacrés et nous proposent une expérience de lecture radicalement différente, où le texte interroge l’image, où le cinéma façonne la vie.
Sonny Boy, d’Al Pacino
« Je voulais écrire sur le cinéma et j’ai fini par vous raconter un peu l’histoire de ma vie. » Cette phrase, tout droit tirée de Cinéma Spéculations, délire autofictionnel de Quentin Tarantino paru au printemps dernier, résume assez bien l’entreprise menée par Al Pacino, peut-être le plus grand acteur de l’histoire d’Hollywood, dans ce livre autobiographique. Ceux qui espéraient découvrir dans ces pages les différents points de vue de l’icône sur le cinéma contemporain ou même un retour grandiose, plein de nostalgie, sur les grands moments de sa carrière, seront sans doute un peu déçus. Pour cela, on ne peut que vous conseiller la lecture d’un autre ouvrage, Al Pacino : entretiens avec Lawrence Grobel (1979-2007) dans lequel l’acteur dévoile à un de ses amis intimes ses plus folles anecdotes de tournage.
Certes, ses films sont présents partout, comme un fil conducteur, du Parrain (1972) à Scarface (1983) en passant par Serpico (1973). Certes, on croise dans ces pages tout ce qu’Hollywood compte de légendes, Coppola, Sydney Lumet mais aussi Robert De Niro, l’autre monstre sacré de l’époque. Mais Sonny Boy est un livre intime plus que cinéphile. À 84 ans, Al Pacino se retourne et porte un regard touchant sur son incroyable destin. Il dresse le portrait d’un gamin des rues devenu presque malgré lui une star planétaire.
La partie la plus fascinante du livre est sans aucun doute la première. On se replonge avec l’acteur dans son quartier du South Bronx, si cher à ses yeux. Dans une famille éclatée entre un père qui est parti et une mère souffrant de troubles mentaux, il raconte les sacrifices qu’il a consentis pour se lancer dans la comédie et l’on en apprend plus sur une partie méconnue de sa vie, sa première carrière artistique, quand, 30 ans à peine, il est un amoureux fou de Shakespeare et l’une des figures du théâtre d’avant-garde new-yorkais.
Pour ce qui est de sa vie après le succès, on peut dire qu’Al ne s’épargne pas. Il se livre sans détour sur ses amours contrariées, avec Diane Keaton notamment, sur son addiction à l’alcool et sur ses incessants problèmes d’argent qui, à la fin de sa carrière, ont fini par impacter ses choix artistiques. Il pose même la question de la paternité, lui, l’octogénaire qui vient à nouveau d’être père. Le résultat est troublant. Rares sont les livres qui plongent aussi loin, avec une telle honnêteté, dans la vie privée d’une idole tout en disant aussi peu de la carrière qui a contribué à la consacrer.
Chacun pour soi et Dieu contre tous, de Werner Herzog
« Je suis un écrivain qui accessoirement fait des films », déclarait il y a quelques jours, sur France Culture, avec son ton bravache caractéristique, l’anarchiste en chef du 7e art, Werner Herzog. Il est vrai qu’en parallèle de son glorieux destin de cinéma, le réalisateur allemand a toujours cultivé un goût pour la littérature. Il faut lire Sur le chemin des glaces, récit habité de son voyage entrepris à pied de Munich à Paris, ou Le Crépuscule du monde, plongée étouffante dans la jungle et surtout dans la folie d’Onoda, ce soldat japonais qui continue à faire la guerre contre des fantômes.
Mais, à 82 ans, il se prête à un tout autre exercice d’écriture, celui des mémoires. Il revient en détail et avec style sur les épisodes marquants d’une carrière dantesque placée sous le signe de la démesure, que ce soit dans ses fictions ou ses documentaires – comme le phénoménal Grizzly Man. Pour lui, l’autobiographie est d’autant plus facile que sa vie tout entière pourrait donner matière à roman.
Pourtant, mis à part son enfance, peuplée par les images hantées d’une Allemagne d’après-guerre en proie à la désolation, dans laquelle il voit la véritable matrice de son projet cinématographique, Werner Herzog délaisse, lui, la vie privée et multiplie les anecdotes sur les moments les plus fous d’une existence entièrement dédiée au cinéma.
Il revient sur les épisodes sublimes et chaotiques que furent le tournage d’Aguirre ou la Colère de Dieu et surtout de Fitzcarraldo, où l’équipe du film a dû, pour de vrai, comme dans la scène du film, faire passer un bateau de 320 tonnes au-dessus d’une montagne. Il se souvient aussi avec émotion de sa relation explosive avec celui qui fut de tous ses chefs-d’œuvre, une autre incarnation de l’excès, l’acteur Klaus Kinski.
Mais ce qui émeut surtout, c’est la manière dont Werner Herzog nous ouvre les portes de sa machine à rêve (ou à cauchemars). Des sujets futiles, purement financiers, aux sources profondes de son inspiration, on entre dans la fabrique du réalisateur pour mieux appréhender sa psyché complexe. Un livre ébouriffant dont on sort animé d’une certitude : avant toute chose, Werner Herzog est un aventurier qui ne crée qu’en s’élançant au-devant du monde, même si, pour cela, il doit mettre en péril sa propre vie. Ou, comme il aimait à le dire : « S’il fallait descendre en enfer et arracher un film des griffes du diable, je le ferais. »
Le Dernier Rêve, de Pedro Almodóvar
« J’ai toujours rêvé d’écrire un mauvais roman », claironne Pedro Almodóvar en ouverture du dernier texte de son livre. Un moyen pour lui de rappeler son amour débordant et son respect à toute épreuve pour la littérature à laquelle il tente ici de se frotter à nouveau, plus de 30 ans après Patty Diphusa, la Vénus des lavabos (1991), tout en acceptant le fait de ne pas être à la hauteur.
Et c’est vrai, Le Dernier Rêve, recueil de plusieurs textes à la croisée de la nouvelle et du scénario, écrits au fil des ans par le réalisateur, est en soi un mauvais roman parce qu’il n’a que faire des canons esthétiques, des codes de la narration et de la fabrication des personnages. Mais c’est justement ce qui en fait un ouvrage passionnant. À l’image de l’œuvre du réalisateur, se dévoile un tourbillon de récits qui s’enchevêtrent, d’émotions qui s’entrechoquent et de figures hautes en couleur qui s’entrecroisent.
Une sex-symbol qui écrit son journal intime parce qu’elle refuse de n’être qu’une simple égérie porno, un vampire nihiliste, des scènes de fellations, une réécriture farcesque de la Bible et une remise en cause perpétuelle de la religion… Pas de doute, on est dans une pure fresque almodovarienne. Mais plus encore que dans ses films, le réalisateur espagnol se dévoile. Les incarnations foutraques de son imaginaire n’apparaissent au fil des pages que comme des évocations de sa vie et de sa carrière. Fiction, vie intime et destinée cinématographique ne font qu’une dans cet épatant tour de force.
La Visite par exemple, un des textes du recueil, écrit dans les années 1970, raconte comment Luis, un jeune garçon abusé par un prêtre, va venir se venger sous les traits de la jeune femme sublime qu’elle est devenue. Un récit comme une conjuration d’un traumatisme de l’enfance qui donnera lieu des années plus tard à La Mauvaise Éducation (2004), l’un des films les plus célèbres d’Almodóvar.
Sous couvert de fiction, c’est toutes les coulisses de la carrière du réalisateur espagnol qu’on découvre avec délectation. Jeanne, la belle au bois dément et La Cérémonie du miroir sont de truculents contes d’époque, des films en costume qu’Almodóvar a longtemps essayé de monter, sans succès, et qu’on crève de voir porter à l’écran. Vie et mort de Miguel est le troublant récit d’une existence menée à l’envers et qu’Almodóvar prétend avoir écrit bien avant Benjamin Button. Trop de changement de genre est, quant à lui, un texte à part, plus intime, où l’on découvre ses influences décisives, de Cocteau à Tennessee Williams, et plonge dans son processus de création. Le tout forme un sublime mauvais roman, comme les confessions d’un cinéaste qui a toujours eu la pudeur de ne se livrer qu’à travers le prisme de la fiction.
Écrits sur cinéma, de Pauline Kael
Rares sont les critiques de cinéma qui peuvent prétendre à une célébrité comparable à celle des acteurs et des réalisateurs, figures ultrastarisées de l’industrie hollywoodienne. Pourtant, la journaliste emblématique du New Yorker Pauline Kael a joui en son temps d’une réputation qui dépasse l’entendement.
Pendant les années 1960 et 1970, elle fut la terreur des studios et des cinéastes à cause – ou grâce, c’est selon – de ses critiques d’une honnêteté et d’une transparence totale; et surtout d’une violence rare envers les films qu’elle ne jugeait pas à son goût. Stanley Kubrick en a fait les frais et la détestait ; Tarantino, lui, l’idolâtrait, qualifiait ses critiques « d’école de cinéma » et souhaite aujourd’hui raconter son destin dans un film. En 2022, Rob Garver lui avait même consacré un documentaire passionnant dont le titre résume à lui seul la stature de cette légende du 7e art : Qui a peur de Pauline Kael ?
Les éditions Sonatine ont aujourd’hui la bonne idée de publier un recueil des plus beaux textes de cette plume aiguisée, largement méconnue en France. Écrits sur le cinéma est une bible qui s’adresse plutôt aux cinéphiles avertis, mais qui plaira aussi aux amoureux de bons mots et de règlements de comptes journalistiques. Au rythme des articles denses, passionnants, on revisite toute une partie de l’histoire du cinéma. Pauline Kael est aussi habile dans la promotion de Jean-Luc Godard, de Bertolucci et du Nouvel Hollywood incarné par Coppola et Scorsese que dans la descente en flèche de Clint Eastwood, Fellini ou Spielberg. Seule contre tous, elle sauve Bonnie and Clyde d’un lynchage en règle.
Mais, au-delà des guerres de chapelle, ce qui interpelle dans ce livre, c’est la liberté totale qu’elle revendique. C’est le courage dont elle intime ses confrères à faire preuve. Car, toute sa carrière, femme dans un monde d’hommes, elle a mené une lutte acharnée contre un système patriarcal qui brise les actrices, contre les studios et leur logique mercantile, contre la connivence entre la presse et l’industrie. Aussi bien sur le fond que sur la forme, un manifeste pour les générations de critiques à venir.
Kevin par Costner, de Silvia Bizio et Pietro Ricci
C’est un grand classique des livres de cinéma, les autobiographies en trompe-l’œil. Certes, le nom de Kevin Costner trône en majesté sur la couverture, mais il n’est pourtant pas directement l’auteur de ce livre. Enfin, si. Enfin, pas vraiment. Notice d’explications.
Les journalistes italiens Silvia Bizio et Pietro Ricci ont eu la bonne idée de compiler toutes les interviews réalisées depuis de longues années avec l‘acteur pour dessiner les contours d’un autoportrait pas comme les autres. Au fil d’entretiens avec Kevin Costner, connu pour être un interlocuteur bavard, passionné et surtout franc du collier, on parcourt 40 ans d’une incroyable carrière de cinéma, portée par des rôles emblématiques comme celui d’Eliott Ness dans Les Incorruptibles ou de Franck Farmer dans Bodyguard, mais aussi par des films qui ont consacré son talent de réalisateur, au premier rang desquels Danse avec les loups qui lui a valu un Oscar en 1991.
Au-delà de sa filmographie culte, de ses choix de carrière parfois surprenants et de son processus créatif, les entretiens révèlent un homme de cinéma engagé, préoccupé par la politique et surtout par la cause environnementale qu’il n’a de cesse de défendre jusqu’à aujourd’hui. De toutes ces interviews transpire une volonté de créer en lien avec le monde, de raconter pour interroger. Ses choix de rôle ne sont pas toujours les bons, ses films ne sont pas toujours réussis, mais, mis bout à bout, ils forment un questionnement passionnant sur l’Amérique contemporaine.