Deux ans après la déflagration Le Cœur ne cède pas, Grégoire Bouillier prouve qu’il en a encore sous la pédale et creuse une nouvelle obsession avec maestria et humour. Son nouveau roman faisait partie des préselectionnés pour le Prix du roman Fnac 2024.
« Élucider voulant dire non pas faire toute la lumière sur le drame, mais clarifier les termes même de sa noirceur. » Une phrase magnifique, tirée du Cœur ne cède pas, le précédent roman de Grégoire Bouillier – un imposant monument de près de 1000 pages retraçant l’histoire vraie d’une femme qui s’est laissée mourir de faim pendant 45 jours en tenant le journal de son agonie –, résume à merveille l’entreprise menée par ce drôle d’oiseau littéraire depuis plus de 20 ans maintenant.
La mort rôde partout
Avec un « je » franc ou derrière des alias truculents, comme ce fameux détective G.B Baltimore, double de papier qu’il utilise dans ses deux derniers romans, Grégoire Bouillier mène des enquêtes. Il investigue sur la littérature elle-même en posant sans cesse la question de la forme, en mêlant autofiction intrusive, brûlot social et true crime, en triturant la langue sans ménagements. Mais il investigue surtout sur lui-même, creuse au plus profond de ses obsessions et de ses idées noires. Après son enfance dans Rapport sur moi, ses amours dans Le Dossier M, ses passions morbides dans Le Cœur ne cède pas, il ausculte cette fois un trouble passager qui ne passe pas, une idée fixe, comme une intuition du pire.
Un jour, alors qu’il décide de se confronter pour la première fois aux Nymphéas, le chef-d’œuvre de Claude Monet, l’auteur est pris d’une terrible crise d’angoisse. Le Syndrome de l’Orangerie, du nom du lieu où le tableau est exposé, voilà comment il nomme le mal qui le ronge. Par quels secrets, dissimulés à l’intérieur des Nymphéas, cet obscur vertige est-il provoqué ? Mais, au fait, pourquoi donc passer sa vie à peindre ces drôles de plantes aquatiques ?
Il en est persuadé, la mort rôde partout autour de ces gigantesques panneaux, offerts à la France le jour de l’Armistice de la Première Guerre mondiale. La mort de millions de soldats, dont de nombreux amis du peintre – Péguy, Apollinaire ou Mirbeau –, la mort de son fils Jean, frappé par la maladie, celle de sa première femme Camille, qu’il a peinte jusqu’aux ultimes instants, mais aussi des morts plus métaphoriques comme celle de sa vue alors qu’il devient progressivement aveugle.
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Tourner en rond
Comme toujours avec Grégoire Bouillier, la route est sinueuse jusqu’aux tréfonds de son esprit. Car dans ses livres, ce n’est pas tant la destination qui compte que les chemins tortueux que l’on emprunte pour y arriver. Son habileté est redoutable quand il s’agit de bâtir d’improbables enchevêtrements narratifs. Il s’invite sans cesse à la fête, multiplie les affirmations avant de se contredire, divague, délire même, dévoilant ses théories farfelues, dont une sur le professeur Tournesol particulièrement fumeuse.
Tout au long d’un chapitre dément, il réalise même en partie le rêve énoncé dans Le Cœur ne cède pas, celui d’écrire un livre composé uniquement d’exergues. C’est brillant, un peu m’as-tu-vu aussi. C’est le problème avec Grégoire Bouillier et le seul bémol qu’on peut constater dans ce livre. À vouloir trop rouler des mécaniques, l’auteur en vient parfois à tourner en boucle dans son propre monde. Un peu excluant pour le lecteur. Un peu déroutant aussi, quand la quête de l’exploit formel prend le pas sur tout le reste. Comment comprendre, par exemple, ce chapitre où l’auteur raconte en parallèle sa visite de Giverny et celle des camps de la mort à Auschwitz, et que, par la magie de l’écriture, les deux décors viennent à se confondre ?
Expérimentations littéraires
Des critiques qu’on a vu fleurir ci et là et qui expliquent peut-être l’absence remarquée du roman parmi les principales sélections de prix littéraires, bien qu’il ait fait partie de la présélection pour le Prix du roman Fnac 2024. Néanmoins, l’auteur ne franchit jamais le Rubicon de l’arrogance littéraire. Le Syndrome de l’Orangerie est avant tout un impressionnant exercice de style, une œuvre hirsute et tentaculaire menée tambour battant.
Cette plongée dans les secrets et légendes de la « Sixtine de l’impressionnisme » pose une question passionnante, que posait déjà Daniel Arras dans son essai On n’y voit rien : quelles forces s’éveillent en nous quand on regarde une peinture ? À la croisée de l’étude d’art, du récit historique et de l’autofiction fragmentaire, Grégoire Bouillier pousse encore plus loin ses expérimentations littéraires et on ne se lasse pas de déambuler dans son esprit foutraque.