[Rentrée littéraire 2024] Le président de l’académie Goncourt, Philippe Claudel, a répondu aux questions de L’Éclaireur à quelques heures de l’annonce officielle des romans sélectionnés pour le prix Goncourt et le prix Goncourt des lycéens 2024.
Au moment où l’on se parle, on ne connaît pas encore la liste officielle du prix Goncourt et donc du prix Goncourt des lycéens 2024, mais que pouvez-vous nous dire sur celle-ci ?
Je ne peux encore rien vous dire, car elle n’est pas faite [rires] ! C’est le jour J, ce mardi 3 septembre, que nous établissons la liste définitive. Personne parmi nous ne peut vous dire avant quelle va être la liste. J’ai demandé à mes camarades de venir avec leurs dix titres préférés de leurs lectures d’été. Avant, bien sûr, nous sommes en communication permanente pendant tout l’été, on s’échange des listes de lecture, des conseils, des notes… Aujourd’hui, chacune et chacun est venu avec ses dix favoris, et l’on discute afin d’établir une liste d’une quinzaine de titres.
« Pour moi, la littérature est l’alliance d’une inspection puissante et forte sur l’être humain, sur la société ou sur le monde. »
Philippe Claudel
Quelles sont vos attentes en tant que lecteur par rapport à cette liste ? Comment avez-vous fait votre choix pour élire ces incontournables de la rentrée littéraire ?
Je suis un lecteur avant d’être un écrivain et le président de l’académie Goncourt. Je suis dans la position de n’importe quel lecteur qui, à partir du moment où il ouvre un livre et commence à lire la première ligne, a le désir d’être emporté, bousculé, séduit, surpris. J’accorde une grande importance à ce qui est dit, c’est-à-dire à la matière du livre et à la thématique. La langue, aussi, a une grande importance pour moi. Pour qu’un livre me séduise totalement, il faut qu’il y ait une voix. Pour moi, la littérature est l’alliance d’une inspection puissante et forte sur l’être humain, sur la société ou sur le monde, avec un langage et avec une langue que l’auteur parvient à faire sonner et à assembler comme personne d’autre ne le ferait.
« En choisissant quel livre sera le Goncourt, on a conscience que nous sommes à la fois dans un livre, dans la vie d’un auteur et dans la vie d’un éditeur. »
Philippe Claudel
À chaque entrée dans un livre, j’attends cette émotion. Bien sûr, il y a aussi le plaisir de lire le dernier livre d’un auteur qu’on connaît déjà, mais ce qui est aussi très excitant, c’est de découvrir de nouvelles voix, soit avec des auteurs qu’on a pas encore lus, soit parce que ce sont des premiers romans. Quand on assiste à la naissance d’une ou d’un nouvel auteur, il y a quelque chose d’émouvant. C’est ce qui fait le charme de chaque livre lu et ce qui fait le charme supplémentaire de ce phénomène extrêmement français qui est la rentrée littéraire – puisque ça n’existe que dans notre pays.
Comment se prépare-t-on pour la sélection d’un prix Goncourt ?
Au-delà de la réflexion, ce sont des semaines de lecture jusqu’à la dernière minute. Il faut lire le plus de livres possible, que ce soit des livres qui ont été signalés par mes camarades que je n’ai pas encore lus, soit des nouveaux que je vais découvrir. Ma religion n’est faite qu’à la dernière minute !
Vous êtes président de l’académie Goncourt pour la première fois cette année. Quelle responsabilité cela représente-t-il ?
J’ai rejoint l’académie en 2012 et j’ai été trésorier pendant deux ans avant d’être à la fois trésorier et secrétaire général. Cette année, mes camarades m’ont porté jusqu’à la présidence. Comme je l’ai déjà dit, ce qui m’importe, c’est de continuer dans la même ligne que mes prédécesseurs avaient tracée, c’est-à-dire une ligne de netteté, d’intégralité, de convivialité et de service. On est au service de la littérature, au service des auteurs, des livres et des lecteurs aussi par la force des choses. J’avais aussi envie qu’on recrée un grand plaisir à nous retrouver. L’académie, ces dernières années, a été sujette à certaines tensions.
Il fallait retrouver une forme de sérénité. J’ai pris plusieurs mesures qui vont permettre justement que cette bonne ambiance et cette tranquillité reviennent. On a besoin de concentration, on a besoin du plaisir de se retrouver. Ma mission est aussi de faire rayonner cette académie qui n’a aucun but lucratif. Nous sommes tous bénévoles et on ne génère aucun argent.
Cependant, on a une responsabilité très grande en France, ne serait-ce que par l’attribution de ce prix Goncourt. La confection de cette liste est très importante, parce qu’évidemment tous les éditeurs attendent de voir si leurs livres vont figurer sur cette liste. C’est aussi très regardé à l’étranger, parce qu’immédiatement des cessions de droits peuvent se faire. Bien entendu, la responsabilité est aussi énorme au moment du vote final. En choisissant quel livre sera le Goncourt, on a conscience que nous sommes à la fois dans un livre, dans la vie d’un auteur et dans la vie d’un éditeur.
« Ce qui importe avant tout, c’est l’œuvre qui reste et qui est capable de toucher des générations les unes après les autres. »
Philippe Claudel
Grâce à ma nouvelle fonction, je vais aussi consolider et contribuer à solidifier tous nos choix Goncourt de l’étranger. Dans une quarantaine de pays maintenant, vous avez des jeunes gens qui lisent une partie de la sélection Goncourt et qui choisissent leur livre favori. C’est une expérience extraordinaire quand vous pensez qu’on est représentés sur tous les continents dans une quarantaine de prix de ce type. C’est vraiment ce que je pourrais appeler une sorte de diplomatie douce, de soft power culturel dont on parle souvent.
Quel regard portez-vous sur le prix Goncourt des lycéens ?
Depuis son lancement en 1988, la création de ce magnifique Goncourt des lycéens est quelque chose de fabuleux puisqu’il incite des jeunes gens à lire. On se rend compte, souvent, qu’après deux mois de lecture intensive, beaucoup sont séduits et ont découvert une activité qui va ensuite les accompagner toute leur vie. C’est passionnant. Il ne faut pas non plus oublier la création du Goncourt des détenus, qui existe dans une quarantaine d’établissements pénitentiaires et qui est, là aussi, calqué sur le même modèle de fonctionnement que le Goncourt des lycéens.
En quoi est-ce important que la jeunesse, pour le prix Goncourt des lycéens, ou bien des personnes en prison, comme dans le cadre du prix Goncourt des détenus, participent à ces concours ? Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Un livre n’existe que parce qu’il est lu. Un livre est un trait d’union entre deux personnes. Cela se démontre à travers le temps, puisque nous lisons encore aujourd’hui Homère ou Dante. Ce qui importe avant tout, c’est l’œuvre qui reste et qui est capable de toucher des générations les unes après les autres. La littérature permet à une société de se parler, de se comprendre et de s’interroger. C’est le but ultime de la littérature. Lorsque j’ouvre un livre, je suis invité chez l’autre, un autre que je ne connais pas et que je vais apprendre à découvrir, qui va peut-être m’apprendre quelque chose sur lui, mais peut-être aussi quelque chose sur moi, qui va modifier ma façon de pensée et qui va m’enrichir. La littérature, c’est la rencontre avec l’autre.
C’est un dialogue que l’on observe d’ailleurs souvent entre les choix distincts du prix Goncourt et du prix Goncourt des lycéens…
Oui, vous avez raison. Cependant, j’y apporterais une précision : au début du prix Goncourt des lycéens, il y a eu des doubles palmarès, c’est-à-dire que des livres ont obtenu à la fois le prix Goncourt des lycéens et le prix Goncourt. Depuis un certain nombre d’années, même si cette règle n’est pas écrite, on constate tout de même qu’il y a une sorte d’exclusion de la part des jurés du Goncourt des lycéens, à partir du moment où un livre a déjà obtenu le Goncourt. Ils le laissent de côté, ce qui me paraît plutôt sain, car j’ai toujours une pensée pour la librairie. À mon sens, c’est dommage qu’un livre soit couronné par deux grands prix, alors que si on a deux livres différents, les deux vont se vendre. Il y a une sorte d’intelligence de la part de nos jeunes jurés depuis un certain nombre d’années.
Indépendamment de cela, c’est aussi une question de goûts ou de génération. Par exemple, je m’interdis toujours de dire : “Ce livre n’est pas bon”, je dis plutôt : “Ce livre n’est pas pour moi”. Selon les moments dans notre vie, selon le jour où on va prendre un livre, selon notre état d’esprit, selon notre âge… on va avoir une lecture tout à fait différente. C’est d’ailleurs ce que je constate vis-à-vis du palmarès du prix Goncourt des lycéens depuis sa création. Avec nos 36 années de recul, on constate que nos jurés ont plutôt bon goût [rires] et se trompent rarement !
Quel souvenir gardez-vous du prix Goncourt des lycéens que vous avez remporté avec Le Rapport de Brodeck en 2007 ?
J’ai participé deux fois à l’aventure prix Goncourt des lycéens. Une fois en 2003 avec Les Âmes grises, puis en 2007 avec Le Rapport de Brodeck pour lequel j’ai obtenu le prix. Malheureusement, cette année-là, je n’ai pas pu faire beaucoup de rencontres avec les jeunes, parce que j’étais en post-production de mon premier film. Avec Les Âmes grises, en revanche, j’ai participé à une grande rencontre et j’en garde un souvenir extraordinaire. Je me souviens avoir été accueilli comme une rockstar, parce qu’il y a cette espèce de fièvre, d’ambiance, de spontanéité et de joie. Il y a aussi des questions qui sont très directes, qui sont très frontales. Les jeunes lecteurs ne s’embarrassent pas de politesse, car ils disent les choses comme ils les pensent. C’est très exaltant de participer à cela !
On dit souvent que la jeunesse ne lit plus, que la lecture est en perte de vitesse, ce qui est vrai d’ailleurs. Or, on se rend compte que grâce à cette expérience formidable qu’est le Goncourt des lycéens, on incite les jeunes gens à lire. Quand on les met sur la voie, ils découvrent une activité qui restera très importante pour eux.
Le prix Goncourt des lycéens a aussi quelque chose de très accessible pour les lecteurs et lectrices, de peut-être moins élitiste, ce qui est souvent un adjectif qui revient pour décrire le Goncourt.
Bien sûr ! Il y a une différence énorme entre qui nous sommes, c’est-à-dire des bénévoles et des professionnels de la littérature, et le lectorat du prix Goncourt des lycéens. Nous connaissons, par exemple, toutes les différentes strates de la filière du livre. À l’inverse, ces jeunes gens ne connaissent pas les auteurs, ne connaissent pas les éditeurs. Et c’est très bien comme ça ! Ils arrivent vierges de tout. Ce qui compte, c’est leur cœur, leur sensibilité, leurs émotions et leur intelligence. Ils vont aussi se rendre compte que des auteurs, femmes ou hommes, sont des gens comme eux, qui vivent dans le même monde, dans le même pays, parlent la même langue, qu’ils ont les mêmes soucis qu’eux, les mêmes interrogations. Ils sont là presque à les toucher du doigt et à se rendre compte que ce sont des gens normaux. Ce ne sont pas des gens extraordinaires qui écrivent. Ce sont des gens comme eux.
Vous écrivez à la fois pour la littérature, le cinéma et le théâtre. Comment écrivez-vous ? Avez-vous un processus spécifique ?
L’écriture m’a toujours fasciné, parce que c’est le domaine de la plus grande des libertés. À l’inverse du cinéma ou du théâtre où vous êtes contraint par des problématiques à la fois budgétaires et humaines, lorsque vous écrivez un roman, vous êtes seul à bord et faites absolument ce que vous voulez. Personne ne vous dira quoi faire, personne ne vous aidera non plus, mais personne ne vous imposera une thématique, des sujets ou un style d’écriture. Vous faites ce que vous voulez. Vous avez envie d’écrire un roman de 3000 pages ? Vous le faites ! Vous avez envie d’écrire une nouvelle de cinq pages ? Vous le faites aussi ! Il y a ce sentiment de liberté absolument totale qui est extrêmement grisant. L’écriture a toujours été une joie.
C’est un domaine dans lequel je me sens bien et dans lequel je suis en phase avec moi-même. Ça me procure des sentiments de griserie et d’exaltation. Les thématiques s’invitent dans ce que je fais, par la suite, car, comme je le disais, un écrivain est quelqu’un qui vit dans le même monde que ses lecteurs et lectrices. Je suis aujourd’hui ici en 2024 et je suis comme vous, percuté par ce qui se passe dans le monde sur le plan international, les tensions dans notre société française, les interrogations, les angoisses, les peurs, les désirs. C’est tout cela finalement qui, à un moment ou à un autre, va se cristalliser et va donner un début d’histoire ou un désir de texte. C’est parce que je suis dans le monde que j’écris.
Parmi les romans ayant obtenu le prix Goncourt des lycéens, l’un d’entre eux vous a-t-il marqué ? Si oui, pour quelles raisons ?
Il y en aurait plusieurs, mais ma mémoire est encore fraîche du choix de l’an passé, avec Triste tigre de Neige Sinno. C’est un livre que nous avions lu durant l’été et nous avions toutes et tous été frappés par sa force. Pour nous, c’était une évidence de le mettre sur notre liste Goncourt. L’année passée, il a remporté le Femina avant notre réunion. Comme elle avait déjà eu un prix, nous avons “priorisé” un autre roman.
Est-ce que si Neige Sinno n’avait pas eu le Femina, elle aurait eu le Goncourt ? Je ne peux pas vous répondre, on ne va pas refaire l’histoire, bien que la question se serait peut-être posée. Il a donc été fait le choix de le mettre de côté. Fort heureusement, les jurés du Goncourt des lycéens ont choisi de le porter.
Nous avons eu la bonne surprise de voir que ce livre dur, ce livre intense et dense, ce livre difficile et traumatique avait suscité l’enthousiasme des jeunes lecteurs. Je me souviens que plusieurs journalistes m’avaient interrogé sur sa place dans la liste. “Vous avez mis ce livre-là, mais ne pensez-vous pas que ça risque de choquer les jeunes lecteurs ?”, ce à quoi je leur ai répondu que c’était avant tout un livre qui parlait d’eux ! L’inceste, on ne le subit pas à mon âge, à 62 ans ! C’est à 10 ans, c’est à 5 ans, c’est à 12 ans, c’est à 14 ans, à 18 ans qu’on subit l’inceste. Ce livre leur parlait !
Je pense qu’il y a des moments où un livre rencontre les interrogations et les préoccupations d’une société. Vous publiez le même livre dix ans avant ou dix ans après, ça ne marchera pas de la même façon. Triste tigre n’a pas été le premier roman sur l’inceste, mais il est arrivé à un moment où notre société pouvait s’ouvrir à cette parole-là, l’accueillir sans doute avec beaucoup plus d’intelligence, de cœur et d’écoute que par le passé. Ce qui fait que le succès était au rendez-vous. Neige Sinno a remporté pour l’instant plus d’une vingtaine de prix Goncourt à l’étranger avec ce livre. Donc non seulement il a touché un jeune public français, mais il touche aussi les jeunes publics des pays étrangers à travers le monde !