Dans les années 1980 et 1990, le genre du film de monstre à la japonaise semblait au top de la ringardise. Depuis quelques années, il bénéficie d’un regain d’intérêt spectaculaire. Mais quelles sont ses origines ?
En ce moment, ils sont partout ! Godzilla: Minus One a triomphé au cinéma et remporté un Oscar, la série Monarch: Legacy of Monsters a bénéficié d’un budget énorme, des podcasts et des livres dissèquent les monstres japonais sous toutes leurs coutures. Pour retracer l’origine du phénomène, il nous faut néanmoins remonter aux origines du cinéma de science-fiction lui-même, il y a plus d’une centaine d’années ; voire encore plus loin, jusque dans la littérature de l’Antiquité chinoise.
Des créatures de légende
Le terme kaiju, signifiant littéralement « bête étrange », est attesté depuis des centaines d’années et sert au Japon à désigner un ensemble de créatures mythologiques allant des dragons aux fossiles de la mégafaune préhistorique… en passant par des monstres de la littérature chinoise classique décrits dans des textes comme le Shanghaijing, un recueil dont les premières versions remontent au IVᵉ siècle avant notre ère.
Petit à petit, le terme s’impose pour définir également des sous-catégories comme les kaijin (les « étranges personnes », des monstres géants humanoïdes) ou les seijin (des monstres venus de l’espace). Néanmoins, jusqu’au milieu du XIXᵉ siècle, la figure du kaiju demeurait relativement rare et peu prisée des auteurs de fiction nippons.
À mesure que le Japon s’ouvre aux influences étrangères, au début du XXᵉ siècle et particulièrement pendant la période de la Démocratie Taishō, l’archipel découvre le cinéma étranger et voit naître un embryon de production locale. Les spectateurs peuvent alors s’émerveiller devant les premiers films de monstres géants importés, comme le court métrage d’animation The Pet de Windsor McCay en 1921. Quelques années plus tard, c’est le King Kong de 1933 qui fait sensation dans les salles locales. De quoi donner quelques idées aux premiers studios de cinéma tokyoïtes !
La naissance du cinéma fantastique japonais
Le genre du kaiju eiga (littéralement « film de monstres ») n’existe pas à proprement parler avant le milieu des années 1950. Néanmoins, les premières tentatives de films fantastiques ou de science-fiction à effets spéciaux sont presque aussi vieilles que l’industrie cinématographique nippone : dès 1921, le film Goketsu Jiraya impressionne par son usage très inventif des effets spéciaux et des trucages.
Il faut cependant attendre 1933 pour trouver le premier kaiju issu d’un film japonais, avec Wasei Kingu Kongu, un court-métrage à sketchs surfant directement sur le succès de King Kong, sorti quelques mois plus tôt. Tourné en urgence par le « roi de la comédie » Torajirō Saitō, ce film parodique tombe rapidement dans l’oubli et est aujourd’hui considéré comme perdu.
Dans un genre beaucoup plus sérieux sort en 1934 Le Voyage de la statue du Bouddha géant à travers le pays, un long-métrage de Yoshirō Edamasa considéré comme le premier film utilisant certaines des techniques d’effets spéciaux du kaiju eiga. Dans ce récit (lui aussi perdu), on suivait les pérégrinations d’une statue de Bouddha errant dans les rues de Nagoya, avant de visiter les enfers, le ciel, puis la ville de Tokyo. Néanmoins, malgré une bonne réception dans les revues de cinéma de l’époque, le film ne déclencha pas vraiment la naissance d’un nouveau genre.
Le constat est le même pour Edo ni Arawareta Kingu Kongu (littéralement Le King Kong qui est apparu à Tokyo) en 1938 : misant énormément sur une communication spectaculaire en amont, ce film de série B est une grande déception pour son public. Un montage trompeur et un marketing mensonger font croire à une histoire mettant en scène un monstre géant et destructeur… Là où il ne s’agit en réalité que d’un drame policier mettant en scène un singe humanoïde de taille normale n’apparaissant que dans quelques courtes scènes. On notera tout de même que le costume de ce dernier était conçu (et porté) par un certain Ryūnosuke Kabayama, un jeune homme qui créera après la guerre les costumes de nombreux films de monstre, dont un certain Godzilla !
Godzilla : la naissance d’un genre
Interrompue pendant la guerre, la diffusion de films de monstres reprend de plus belle au Japon avec l’Occupation américaine à partir de 1945. Une nouvelle génération de spectateurs, puis de cinéastes, découvre ou redécouvre le genre et se passionne pour les mascottes détruisant des maquettes de villes avec sauvagerie.
En 1953, le film américain Le Monstre des temps perdus remporte un immense succès dans les salles japonaises, où il est diffusé sous le titre The Atomic Kaiju Appears. Cette attaque sauvage d’un dinosaure dans une ville surpeuplée inspire énormément le producteur Tomoyuki Tanaka, en panne d’idées et d’argent après l’interruption soudaine du tournage de son dernier film en date. Ce dernier, une coproduction avec le gouvernement indonésien, ayant définitivement capoté, Tanaka utilise son temps de voyage de retour de Jakarta pour griffonner les idées d’un film d’épouvante sur le modèle de The Atomic Kaiju Appears. Il y mélange des éléments d’actualité, notamment la question de la peur du nucléaire, ravivée par l’irradiation accidentelle d’un thonier en 1954.
Rapidement, le projet est validé par les financiers et le studio Toho, mais, en raison de contraintes budgétaires, le Project G doit être tourné extrêmement vite. Le scénario est écrit par l’auteur de SF Shigeru Kayama en seulement 11 jours et, trois semaines plus tard, un script reprenant la plupart de ses idées est bouclé par les scénaristes du studio.
Pour économiser un maximum, le réalisateur choisi pour le projet, Ishirō Honda, multiplie les idées : faire tourner des villageois locaux comme figurants, utiliser des maquettes et des marionnettes pour les plans lointains et un unique costume de 91 kg pour les plans rapprochés du monstre, ou encore demander aux forces d’autodéfense japonaise l’autorisation de filmer leurs exercices pour créer des stocks d’images de militaires en action… C’est un succès : après seulement un mois et demi de tournage, Godzilla est dans la boîte.
Fin octobre 1954, à peine six mois après le début du projet, le film de Honda sort dans les salles japonaises. C’est un immense succès pour la Toho : près de dix millions d’entrées en quelques semaines. Des suites sont immédiatement mises en chantier, ainsi que d’autres longs-métrages sur le même modèle mettant en vedette d’autres monstres : le film de kaiju est né.