Prix Goncourt des lycéens en 2016, Petit Pays continue de toucher tous les publics à travers de nouveaux formats. Après le film et la pièce de théâtre, le roman de Gaël Faye devient une bande dessinée. À l’occasion de cette nouvelle adaptation, L’Éclaireur a rencontré son auteur, accompagné de Sylvain Savoia (dessin) et Marzena Sowa (scénario). Interview à trois voix.
Vous avez entamé ce projet d’adaptation en 2017. Comment en êtes-vous venus à travailler ensemble ?
Sylvain Savoia : Nos éditeurs respectifs avaient envie de voir Petit Pays devenir une bande dessinée. L’univers s’y prêtait bien : c’est l’histoire de Gaby, garçon d’une dizaine d’années, qui grandit au Burundi dans les années 1990, dont l’innocence va être percutée par la guerre civile burundaise, suivie du génocide des Tutsis au Rwanda… Avec Marzena Sowa, nous avons plongé dans ce roman et l’écriture de Gaël Faye, son univers et sa sensibilité, nous ont aspirés. Puis, la première rencontre avec Gaël a eu lieu, ce qui était essentiel avant d’aller plus loin, afin de savoir si nous partagions une vision commune. C’était une belle rencontre. On s’est rendu compte que l’on parlait la même langue, que l’on avait la même sensibilité.
Marzena Sowa : Le livre n’est pas une autobiographie et cela m’a permis de m’en emparer. J’ai essayé d’être la plus fidèle possible à l’écriture de Gaël et de créer un pont entre lui et Sylvain. Le roman est très visuel, je voyais des images qu’il fallait ensuite plaquer sur chaque page du scénario. J’ai décortiqué toute l’histoire en me demandant quelles séquences seraient nécessaires et celles qu’il fallait retirer. C’était un puzzle. La réécriture, c’est comme la traduction d’une œuvre dans un autre langage, dans un autre système où il faut penser en images.
Gaël Faye : Tu t’es tapé tout le sale boulot [rires] ! Sans être un grand amateur de bande dessinée, je connaissais déjà le travail de Sylvain pour avoir lu Les Esclaves oubliés de Tromelin (Dupuis, 2015). Après notre rencontre, j’ai découvert leur univers commun dans leur série Marzi (Dupuis). Ça a fini de me convaincre que c’étaient les bonnes personnes.
Petit Pays raconte une enfance à ciel ouvert : les jeux dans la rue avec les copains, les voyages à travers l’Afrique des Grands Lacs… Sylvain, comment vous êtes-vous imprégné de la géographie du lieu afin de la retranscrire en image ?
S. S. : C’était l’un des défis ! On s’est même posé la question de se rendre au Burundi, mais la situation géopolitique étant ce qu’elle est, c’était compliqué de concrétiser ce projet. Gaël nous a fourni beaucoup de photos de famille et nos nombreux échanges m’ont permis de comprendre le quotidien au Burundi dans les années 1990.
« La BD permet d’avancer dans la découverte d’une manière plus douce. Elle n’est pas là pour choquer. Je ressens une délicatesse dans l’approche des images de Sylvain pour aborder ces événements. »
Gaël Faye
C’était surtout cela qui nous intéressait : retranscrire la vie de tous les jours. Mais, d’une certaine manière, ne pas crouler sous les documents m’a permis d’extrapoler un peu et d’être davantage dans le ressenti, c’est-à-dire de raconter le Burundi à travers les personnages, leurs joies et leur vie sensible, afin d’être moins dans le dessin documentaire.
Il existe peu d’archives visuelles de ce segment de l’histoire. Les différentes adaptations de Petit Pays sont-elles une manière de pallier ce manque ?
G. F. : C’est pallier une absence de représentation de cette histoire dans l’imaginaire mondial. Quand je suis arrivé en France, la plupart des gens n’avaient jamais entendu parler du Burundi. Avant de publier Petit Pays, j’avais fait le test d’entrer dans une librairie et de demander s’ils avaient un livre sur le Burundi… Avec à chaque fois la même réponse : non, rien du tout. À cause du génocide, le nom du Rwanda avait davantage de résonance, mais peu de personnes connaissaient sa réalité. Les différentes formes que prend Petit Pays (roman, film, pièce de théâtre et BD) offrent plusieurs portes d’entrée sur l’histoire du Burundi. C’est formidable.
Lorsque Petit Pays est adapté en film, vous déclarez avoir été frappé par la mise en image de la violence. Avez-vous ressenti le même choc à la lecture de la BD ?
G. F. : Dans le film, il y a quelque chose que l’on ne maîtrise pas. Le son participe à cette immersion. La BD, elle, permet d’avancer dans la découverte d’une manière plus douce. Elle n’est pas là pour choquer. Je ressens une délicatesse dans l’approche des images de Sylvain pour aborder ces événements, c’est aussi pour cela que l’on s’est entendu. Pour le roman, je me suis posé les mêmes questions : comment raconter le génocide, les massacres ? J’ai décidé de ne pas le faire dans l’action directe, mais à travers le récit rapporté par la mère de Gaby.
Comment avez-vous travaillé la représentation de la violence par rapport à la partie dessin ?
S. S. : Il fallait éviter tout sensationnalisme. Le but était d’éviter les images chocs tout en montrant cette réalité abominable. Plutôt que de faire des plans-séquences de ces événements, j’ai fait des instantanés qui viennent frapper l’esprit sans être dans l’action. On est plutôt saisi par une angoisse forte, par une peur profonde, que par le sentiment d’être captif de la violence comme on peut l’être au cinéma. L’absence de son y participe. C’est l’un des manques de la BD et, en même temps, cela permet de recréer sa propre bande-son dans la tête.
M. S. : Il n’y a pas de son, mais il y a certaines scènes où j’entends la pluie, les rires et le cœur de Gaby qui bat. J’ai ressenti ça en lisant le roman et je le retrouve en lisant les planches de Sylvain.
Le film est sorti en 2020, alors que vous aviez entamé votre travail sur la BD. L’avez-vous vu ?
M. S. : Je l’ai vu il y a seulement dix jours [rires] ! Je ne voulais pas le voir avant d’avoir fini. Mais ça m’a fait tout drôle, parce que c’est la même histoire. Durant certaines scènes, j’avais les mots des personnages à la bouche. Je connaissais les répliques par cœur.
S. S. : Le film est sorti quand on avait déjà bien avancé sur la BD. Le scénario était déjà écrit. Gaël m’a invité à l’avant-première. J’y suis allé presque à reculons, de peur de constater qu’on avait choisi de raconter les mêmes choses. Le film est vraiment très bien, mais c’est un tout autre parti pris. Petit Pays est suffisamment riche pour en faire des adaptations radicalement différentes.
Vous avez écrit Petit Pays, le roman, il y a huit ans. Depuis, il existe une quarantaine de traductions et il a été vendu à plus d’un million d’exemplaires. Aviez-vous imaginé qu’il susciterait un tel intérêt ?
G. F. : Pour être honnête, quand j’écris Petit Pays, je me dis que ça va intéresser mes anciens copains de Bujumbura et les personnes qui écoutent ma musique. Les éditions Grasset décident d’imprimer environ 3 000 exemplaires et j’étais déjà très satisfait, parce que l’Afrique, ce n’est pas très “vendeur”… C’était à peu près mon état d’esprit à l’époque. Aujourd’hui, il est traduit en kinyarwanda au Rwanda et je rencontre des gardiens d’immeuble ou des motos-taxis qui me disent avoir lu mon roman. C’est fou dans un pays où les gens lisent très peu. Donc vivre un succès pareil pour Petit Pays, ça dépasse tout ce que je pouvais imaginer !
Petit Pays, de Gaël Faye, Sylvain Savoia (dessin) et Marzena Sowa (scénario), éditions Dupuis, 128 p., le 12 avril 2024 en librairie.