Avec son roman le plus personnel et sans doute l’un des plus aboutis, Amélie Nothomb vient de conjurer le sort en reportant le prix Renaudot, l’un des deux Graals de la saison des prix littéraires.
Toujours en lice, souvent finaliste, longtemps pressentie mais jamais récompensée. Voilà comment on pourrait résumer les rapports orageux qu’entretenaient jusque-là Amélie Nothomb, la « Dame au chapeau », la reine des lettres francophones, avec les deux plus grands prix de la saison littéraire que sont le Goncourt et le Renaudot. Mais la semaine dernière, la donne a changé et l’écrivaine préférée du public est enfin devenue une romancière couronnée en remportant le prix Renaudot quelques minutes seulement après le Goncourt historique de Mohamed Mbougar Sarr.
Une récompense attendue
Elle avait bien glané par-ci par-là quelques prestigieuses récompenses comme le Grand Prix de l’Académie Française pour Stupeur et Tremblements (Albin Michel) en 1999 ou le Prix de Flore en 2007 pour Ni d’Ève ni d’Adam (Albin Michel) mais il aura fallu attendre trente ans et autant de romans pour voir une évidence se concrétiser définitivement : Amélie Nothomb est une écrivaine majeure de notre époque. Les prix sont ce qu’ils sont et leur prestige a beau avoir pris du plomb dans l’aile avec les multiples affaires qui ont émaillé leur histoire récente, il n’en reste pas moins qu’ils inscrivent dans le marbre un statut, ils sanctifient une œuvre et son auteur. Et il y a aujourd’hui quelque chose d’émouvant à voir celle qui, plus que tout autre, a fait de la littérature un art du partage avec le lecteur, enfin récompensée de ses efforts. Comme si Justice avait été rendue à Drouant.
Une comédie du deuil aussi drôle que touchante
Ce couronnement a aussi tout d’un symbole. Premier Sang est sans aucun doute son livre le plus personnel et l’émotion de la romancière au moment de recevoir son prix suffit à comprendre que quelque chose de différent l’habitait, comme une présence, celle de son père Patrick Nothomb, mort brutalement le 17 mars 2020, premier jour du confinement, non pas du coronavirus mais d’une rupture d’anévrisme. Car avant d’être l’œuvre d’un écrivain, ce roman est l’hommage d’une fille à un père qu’elle admirait.
Amélie Nothomb aime à raconter que petite, quand on lui demandait comment elle s’appelait, elle répondait : « Moi, c’est Patrick ! ». À voir le procédé narratif de Premier Sang, aussi déroutant que savoureux, il faut croire que cette habitude malicieuse ne l’a jamais quittée. La romancière se glisse dans la peau de son père qui s’adresse à nous à la première personne, comme s’il voulait nous raconter sa vie ou en tout cas une partie de sa vie, avant la naissance de sa fille. Vingt-cinq années à partir desquelles Amélie Nothomb bâtit un puzzle littéraire au carrefour des genres et nous entraîne dans un tourbillon romanesque dont elle seule a le secret. Roman d’apprentissage émouvant d’un adolescent confronté très tôt à la mort, récit d’aventure à suspense sur les traces d’un jeune consul en Afrique, Premier Sang est aussi un formidable conte à la Perrault dont le château ardennais du Pont-d’Oye forme l’envoûtant décor.
Dans cette vaste demeure qui tombe en ruine, peuplée d’étranges figures comme ce grand-père atrabilaire, poète chantre du snobisme, elle croque le portrait acide d’une aristocratie désargentée qui ne règne plus que sur elle-même. Avec un sens de l’humour et un art de la formule redoutable qui font d’elle la digne héritière de Guitry – dont la célèbre citation « Mon père est un grand enfant que j’ai eu quand j’étais tout petit » est inscrite en épigraphe – Amélie Nothomb nous enchante, nous faite rire et invente la comédie du deuil. Point de chagrin, point d’idées noires, seulement une ode savoureuse au pouvoir magique de la littérature, ce royaume merveilleux où grâce aux mots, il est possible de redonner vie aux êtres chers qu’on a perdu en chemin.
Premier Sang, d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 180 p., 17,90 €.