Enquête

La littérature peut-elle concurrencer les séries ?

20 octobre 2021
Par Sophie Benard
Denis Michelis. © Jean-Marie Héliès
Denis Michelis. © Jean-Marie Héliès ©Jean-Marie Héliès

Denis Michelis vient de faire paraître son quatrième roman, Encore une journée divine (Notabilia, 2021), pour la rentrée littéraire. Nous l’avons rencontré pour lui demander s’il se sentait menacé, en tant que romancier, par l’hégémonie des séries.

Denis Michelis travaille toujours l’aspect fictionnel et scénaristique de ses textes avec une exigence toute particulière. Dans une tribune cosignée avec Aurélien Delsaux et Sophie Divry en novembre 2018 dans Le Monde (« Pour décrire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux »), l’auteur en appelait justement à des romans libérés de l’alternative rebattue entre l’autofiction et le roman historique. Cet écrivain qui veut « raconter des histoires » se sent-il capable de le faire de manière aussi efficace qu’un scénariste ? Craint-il que l’attraction qu’exercent les séries sur le public ne détourne ce dernier de la littérature ?

L’inquiétant pouvoir des séries

De but en blanc, Denis Michelis se dit « très inquiet » de la concurrence exercée par les séries sur la littérature romanesque. Il est même « étonné, pour être honnête, qu’on ne s’en inquiète pas plus ». Si le cinéma n’a jamais réellement mis la littérature en danger, les séries, elles, sont plus redoutables : elles sont disponibles à la demande, à des prix très accessibles, mais, surtout, « certaines sont d’une qualité remarquable ».

Les séries ont considérablement évolué ces dernières années. Aujourd’hui les séries dites bouclées, c’est-à-dire dont chaque épisode forme une intrigue à part entière, se font de plus en plus rares. Columbo a fait son temps ! La plupart des séries sont maintenant feuilletonnantes : leurs intrigues se développent sur plusieurs épisodes, voire sur plusieurs saisons. Depuis le succès de Lost dans les années 2000, le feuilleton s’est en effet imposé comme une recette particulièrement efficace. Ce que révèle cette modification formelle des séries, c’est une véritable appétence du public pour les histoires qui s’étendent, qui dévoilent peu à peu leur complexité, une volonté de rester plusieurs heures avec les mêmes personnages, à parcourir les mêmes décors. Denis Michelis y voit « un changement fondamental dans la manière dont on doit appréhender les intrigues ».

Denis Michelis. © Jean-Marie Héliès©Jean-Marie Héliès

Un écrivain sous influence

Inquiet pour son art depuis plusieurs années, Denis Michelis a pris le parti d’aller apprendre directement auprès de ceux et celles qui menacent, par leurs qualités et leur savoir-faire, la littérature fictionnelle. Il a ainsi assisté à la masterclass du scénariste et script doctor américain John Truby. L’auteur de L’Anatomie du scénario (Michel Lafon, 2017) donne des cours dans le monde entier, dans lesquels il livre les recettes et les clefs d’élaboration de différents types de scénarios. Denis Michelis n’a jamais eu l’intention d’écrire pour le cinéma ou la télévision ; c’est bel et bien pour enrichir son écriture littéraire qu’il s’est intéressé à la virtuosité de John Truby. L’auteur nous livre l’un des secrets de John Truby, le mélange des genres : « On ne peut plus, aujourd’hui, réaliser une série qui n’appartienne qu’à un genre unique. Il faut mêler, par exemple, le drame à l’humour, le polar à la romance. »

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Au fond, le scénariste génial qu’est John Truby répond à un besoin fondamental et bien connu. La dramaturgie est en réalité théorisée depuis la nuit des temps. Elle l’a ainsi été par Aristote, dans La Poétique, ou par Nicolas Boileau dans L’Art poétique. Dès que se pose la question de raconter des histoires s’impose la nécessité de comprendre comment bien raconter ces histoires, comment les rendre plaisantes et efficaces. Et les séries télévisées les plus percutantes reprennent en réalité des schémas narratifs antédiluviens – une quête, des obstacles, et une résolution qui permet au personnage une forme d’émancipation. Mais, remarque Denis Michelis, la dramaturgie concerne toujours les histoires destinées à être vues ou entendues – pas à être lues. Et, en effet, des premières règles de dramaturgie élaborées dans l’Antiquité pour le théâtre aux recettes de John Truby pour les séries télévisées, la littérature semble exclue de ces considérations pratiques, pourtant si nécessaires. Or, la dramaturgie n’est ni plus ni moins que « l’apprentissage de la manière dont une histoire doit être racontée » et, si tous les scénaristes connaissent ses règles et ses exigences, les romanciers, eux, y sont bien moins sensibles. « En France, dans la littérature, il y a une sorte de refus de prendre en compte la dramaturgie, comme si c’était vulgaire. C’est assez différent aux États-Unis, en particulier dans les domaines du polar et de la romance. »

« Mais je pense que raconter une histoire, et le faire correctement, ne devrait pas être reservé à la littérature de genre. Mon précédent roman, État d’ivresse (Notabilia, 2019), par exemple, a été écrit de manière très scénaristique. » La liberté que s’est néanmoins accordée l’auteur, c’est une résolution de son intrigue un peu plus complexe, un peu plus ambiguë que ce que permettrait une fiction télévisée.

La riposte littéraire

Évidemment, la littérature sait, elle aussi, feuilletonner. Zola l’a prouvé avec les Rougon-Macquart, Balzac avec La Comédie humaine, ou encore Eugène Sue avec Les Mystères de Paris. Mais les séries feuilletonnantes ont, quant à elles, marqué la création des pools de scénaristes : selon Denis Michelis, « c’est une différence de taille, pour construire une histoire, une intrigue, les scénaristes se regroupent par dizaines et travaillent ensemble ». À l’inverse, la littérature est un exercice solitaire : « En tant qu’écrivains, on ne peut pas lutter… on est seuls, alors qu’ils sont des dizaines. » Ce travail en équipe explique, selon l’auteur, la grande qualité des séries contemporaines ; et c’est un tort, à son avis, de refuser à tout prix l’écriture littéraire à plusieurs mains. « C’est une pratique très rare, et c’est pourtant évident que de très bonnes choses pourraient en sortir. »

Collective ou solitaire, la littérature est néanmoins loin d’être totalement désarmée face aux séries. « Sa grande supériorité, c’est qu’on a accès à l’intériorité des personages, on peut rentrer dans leur tête. » Le roman permet ainsi un tout autre rapport aux personnages qui ne sont, dans les autres types de fictions, accessibles que par leurs actions. Évidemment, la littérature est avant tout un rapport et un travail sur la langue, « mais cela ne devrait pas, je crois, pousser les romanciers à négliger leurs intrigues ». La temporalité qu’impose la lecture est aussi une expérience que les séries ne peuvent reproduire. « Quand on lit un roman, on peut s’interrompre, refermer le livre, et pendant ce temps, on fantasme, on imagine. » En ce sens, la littérature est particulièrement exigeante envers les lecteurs : véritable coconstruction, elle nous place dans une posture active. Elle est cocréation plus que création. « Quand on lit, on contribue à l’œuvre d’art, bien plus que quand on regarde une série. »

Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste
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