Si l’on pense aux équipes qui conçoivent les jeux vidéo, on imagine volontiers des graphistes, des développeurs ou même des musiciens. On pense plus rarement aux traducteurs, aux doubleurs ou encore aux personnes chargées de l’adaptation. Nous sommes donc allés à la rencontre de professionnels de ce secteur, qui nous ont décrit la réalité de leur métier en 2024.
Avec près de 13 000 nouveaux titres parus, l’industrie vidéoludique est devenue un mastodonte employant des dizaines de milliers de personnes dans le monde. Et pas toujours dans les meilleures conditions, comme en témoignent les nombreuses vagues de licenciements soudains dans le milieu ou encore les affaires de harcèlement et de burn-out révélées ces derniers mois par la presse.
Malgré ces difficultés, le jeu vidéo continue d’attirer tous les corps de métiers, et notamment ceux de la traduction : à une époque de distribution mondialisée, les jeux doivent être rendus disponibles dans un maximum de langues possibles.
La traduction, de l’artisanat au processus industriel.
Francis est traducteur et correcteur de métier. Le jeu vidéo n’est pas son objet de travail principal, mais il lui est arrivé de travailler sur des projets avec un gros studio japonais. Il nous évoque un travail passionnant, mais effectué dans des conditions très différentes de la localisation d’un texte administratif ou d’une bande dessinée. « C’était un gros jeu, avec un très gros script, beaucoup de dialogues : nous étions sept ou huit à plein temps, supervisés par une chef d’équipe. Dans mon cas, c’était surtout un travail de relecture et d’harmonisation. Il fallait bien vérifier, sur un logiciel de traduction, si les termes étaient cohérents, si les personnages ne passaient pas du tutoiement au vouvoiement, et ainsi de suite ! ».
Si Francis a trouvé le travail très intéressant et la cohésion d’équipe remarquable, il pointe aussi des conditions de travail parfois complexes. « Nous devions travailler à partir d’une version anglophone, pas de la version japonaise du jeu. Et c’était assez problématique, tant elle était déjà éloignée de la version originale. Nous n’avions pas beaucoup de contexte, peu de documents de référence, bref, c’était beaucoup de la traduction “à l’aveugle”. »
Un sentiment partagé par Juliette, qui a travaillé sur plusieurs projets similaires, allant du petit jeu indépendant au gros blockbuster de fin d’année. « J’ai déjà eu à traduire des petits projets faits par des studios de trois ou quatre personnes, qui me fournissaient énormément de documentation et d’instructions… Mais il m’est aussi arrivé de travailler pour le projet d’un énorme éditeur qui se contentait d’envoyer des bouts de phrases de menus à traduire sur Excel, sans aucune forme de contexte. Mon pire projet, je l’ai eu cette année : c’était des dialogues qui avaient été visiblement traduits par Google Trad et qu’on me demandait d’harmoniser et de corriger. Du charabia ! ».
Le tout dans des délais parfois très tendus. « Dans un contexte ou autant de jeux sortent, pas question pour le client de publier un jeu en retard à cause d’une traduction inachevée. Alors, de temps en temps, on se retrouve à avoir le choix entre multiplier les heures sup’ ou livrer des traductions manquant de relecture. C’est parfois frustrant ! »
Marie-Paule, coordinatrice d’équipes dans le domaine de la traduction vidéoludique, nous parle aussi d’une autre difficulté inhérente au milieu : l’absence de reconnaissance. « Il arrive que je sois payée très correctement et que mon nom soit crédité au générique du jeu. Mais, souvent, je dois travailler en deçà des tarifs normaux, me retrouver coupée du générique de fin et obligée de signer un non-disclosure agreement qui m’empêche de dire que j’ai travaillé sur le jeu dans mon portfolio ! » Des pratiques en régression (elles ont plusieurs fois fait scandale suite à des démissions de séniors dans le domaine), mais qui restent l’apanage de nombreux studios.
Doubler des jeux : mission impossible ?
Et du côté du doublage, les conditions semblent encore plus aléatoires. Mary (le prénom a été modifié, ndlr), une Québécoise qui a travaillé dans le domaine avant de le quitter en 2020, nous fait part d’une expérience assez chaotique : « D’une part, il faut comprendre qu’il n’y a pas tant de jeux vidéo doublés en français que ça, sorti des très gros blockbusters et de quelques jeux pour enfants ; c’est un tout petit marché. Mais quand ils le sont, c’est souvent dans des conditions assez précaires. »
Elle nous décrit une manière de travailler avec énormément de sous-traitance, des salaires très faibles et, surtout, un grand manque de visibilité dans les processus de travail. « Un jour, je débarque sur un set de doublage après avoir été appelée en catastrophe. La directrice du projet a dû réécrire des tonnes de dialogues en urgence parce que le studio avait modifié de manière soudaine des séquences entières de jeu. Nous avons dû enregistrer nos prises sans image, sans contexte, avec des dialogues réécrits juste avant. Et honnêtement, le résultat s’entend : c’est catastrophique. C’est souvent très éloigné des standards de qualité du cinéma, hélas. »
Là aussi, les choses commencent à changer un peu. Cédric, qui a adapté des dialogues en vue de les faire interpréter par des comédiens, nous le confirme : « C’est un peu plus facile maintenant de se syndiquer ou de négocier les tarifs pour atteindre des grilles pas trop éloignées de ce qui se passe pour la télévision ou le cinéma. Mais on est encore loin du compte, parce que tout ce qui est lié à la traduction ou au doublage est finalement très peu mis en avant, et c’est souvent une activité annexe pour des comédiens qui travaillent sur bien d’autres projets. Nous sommes des métiers sous-traités, méconnus et qui se retrouvent exposés uniquement quand tout s’est mal passé et que les joueurs se plaignent de la traduction ! »
Vers une reconnaissance des métiers inconnus du jeu vidéo ?
À l’image du doublage ou de la traduction, de nombreuses branches méconnues des métiers des logiciels de loisirs commencent à s’organiser pour obtenir davantage de reconnaissance. Julien, community manager pour un éditeur de jeux sur mobile, nous l’explique : « C’est plus simple qu’il y a quelques années d’obtenir de la reconnaissance pour des tâches auparavant vues comme secondaires ou ingrates. En l’occurrence, moi je m’occupe de faire le lien entre les retours et demandes des joueurs, et les développeurs. Mais je le fais vraiment dans de bonnes conditions, avec une grande reconnaissance de mon N+1 pour mon travail. »
Même chose du côté du « QA », les processus d’assurance qualité consistant à faire tester le jeu à des salariés pour en dénicher les bugs et les imperfections avant la sortie dans le commerce. Tom, qui a travaillé plus de dix ans dans le secteur, nous fait part de son optimisme : « On est un secteur avec beaucoup de précarité, de sous-traitance et de licenciements du jour au lendemain, et ce pour des boulots assez répétitifs et parfois frustrants. Mais, je sens une vraie prise en compte de notre travail de la part des studios, du moins en France. Il y a encore des progrès à faire, mais, comparé à ce que ça a pu être, on est en bonne voie ! »
En tout état de cause, ces témoignages mettent en lumière le fait que si le jeu vidéo est devenu une immense industrie culturelle, ses travailleurs les moins visibles sont encore trop souvent confrontés à des problématiques bien concrètes de conditions de travail difficiles, de salaires fréquemment trop bas et de manque de reconnaissance. Peut-être que cela se normalisera à l’avenir, mais il reste bien du chemin à parcourir !