Décryptage

Quand les frenchies révolutionnent le jeu vidéo mondial

15 janvier 2024
Par Quentin Lewis
Le premier épisode de “Life is Strange” est paru en 2015.
Le premier épisode de “Life is Strange” est paru en 2015. ©Square Enix

C’est l’un des derniers pans de notre culture à s’exporter de façon constante. Retour sur ce phénomène étonnant.

La culture française aurait-elle perdu de son éclat ? Dans ce temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, le succès bouillonnant du magazine français Métal hurlant inspirait les artistes du monde entier (comme Mad Max ou le magazine 2000 AD dans lequel Judge Dredd a fait ses premières armes). L’époque effervescente à laquelle appartiennent des romanciers de la trempe de Pierre Boulle ou Gaston Leroux est révolue, et ce, malgré leur influence sur la culture contemporaine bien au-delà de nos frontières.

Bien qu’une petite poignée de nos productions cinématographiques parvienne à faire le tour du monde, ce n’est pas un hasard si les étudiants en cinéma gardent l’œil sur une Nouvelle Vague distante dont nous avons bien du mal à nous extirper. Comme l’a un jour confirmé le génial Terry Gilliam à Albert Dupontel, la tragédie du cinéma français, c’est qu’un de nos succès s’exportera bien moins qu’un échec américain. Le passage au nouveau millénaire semble avoir entaché notre rayonnement à l’international, mais un dernier bastion culturel continue de résister encore et toujours à l’envahisseur yankee : le jeu vidéo.

L’Hexagone et les polygones : une longue histoire

L’histoire d’amour de l’Hexagone avec le dixième art ne date pas d’hier. Le jeu d’arcade Le Bagnard (Valadon Automation, 1982), sorte de Donkey Kong franchouillard, a été le premier créé intégralement par une entreprise française. Lorsque les jeux d’aventure arrivent sur le devant de la scène les années suivantes (notamment avec les King’s Quest de Sierra), nos développeurs suivent le mouvement avec des propositions aussi originales que Même les pommes de terre ont des yeux ! ou encore Méwilo (créé par Muriel Tramis, pionnière à l’origine d’Adibou). Le premier traite de surveillance de masse et le second, résolument adulte, aborde des sujets relatifs à l’esclavagisme.

Dès la fin des années 1980, la société lyonnaise Infogrames fait le choix des adaptations populaires de BD franco-belges, mais il semblerait que le cœur de ce que certains experts de l’industrie vidéoludique qualifient de french touch trouve ses prémices dans des propositions plus proches des adventure games cités ci-dessus.

Une révolte ? Non, Sire, c’est une révolution

Les jeux vidéo français brillent par leur originalité en prenant le médium au sérieux et en n’hésitant pas à explorer des thématiques profondes et complexes. Ainsi, lorsque Frédérick Raynal (créateur de l’univers enchanteur des Little Big Adventure) décide de s’essayer au genre horrifique, il crée un véritable tremblement de terre.

Au moment où sort son cultissime Alone in the Dark pour Infogrames, le paysage du jeu vidéo d’horreur propose encore des divertissements en 2D orientés vers l’action. Parue en 1992, cette histoire à suspense n’hésite pas à faire appel aux artifices d’H.P. Lovecraft et d’Edgar Allan Poe pour susciter l’effroi. Son angle de caméra vue du dessus et son animation 3D révolutionnaire renforçaient encore l’aspect cinématographique de cette œuvre pétrie des films d’Argento et Romero. Ce n’est donc pas si surprenant que le remake à venir emploie un duo d’acteurs célèbres (Jodie Comer et David Harbour) pour en interpréter les deux protagonistes.

Considéré depuis comme le premier survival horror de tous les temps, Alone in the Dark a terrifié d’innombrables joueurs à travers le monde, au point « d’inspirer » fortement le premier Resident Evil. Ces artistes français utilisaient ce nouveau moyen d’expression pour explorer des idées plus mûres, quitte à s’éloigner de la norme du moment. Une trajectoire empruntée par un autre jeu à succès, plus de 20 ans plus tard : Life is Strange.

Influencée par les point’n’click de l’âge d’or de Lucasarts, cette création du développeur Don’t Nod voulait continuer à remettre au goût du jour les adventure games des années 1990 comme l’avait fait Telltale Games avec leurs jeux découpés en épisodes. Car il s’agit là de l’une des caractéristiques principales de Life is Strange : donner aux joueurs l’impression de regarder une série (ce qui n’est pas un hasard lorsque l’on voit la grande influence que Twin Peaks a pu avoir sur les aventures de Max Caulfield).

Mais ce qui sépare le plus l’approche de l’éditeur français de celle de son homologue américain, c’est sa volonté de créer une histoire originale avec des protagonistes qui ne sont pas issus d’une franchise préexistante. Véritable fable moderne sur l’adolescence, Life is Strange utilise une esthétique rassurante et nostalgique pour rappeler cette période charnière – tout en abordant des thématiques adultes telles que le suicide ou les agressions sexuelles.

Un conte de fées moderne

Si les thèmes abordés par ces jeux semblent unir les œuvres mentionnées ci-dessus, une autre caractéristique commune se dégage. Qu’il s’agisse d’Alone in the Dark ou de Life is Strange, ces titres puisent l’inspiration en dehors de leur propre médium.

Les influences littéraires du premier font partie intégrante de l’œuvre, et celles du deuxième ne sont pas en reste (et ce, jusqu’au nom de famille de Max, tout droit sorti du roman L’Attrape-cœurs). Une théorie qui se confirme avec une autre saga emblématique : Prince of Persia.

Insatisfait du manque de réalisme des jeux de plateforme de l’époque, l’Américain Jordan Mechner décide de révolutionner le genre en recréant des mouvements réalistes, bien loin des sauts 2D du plus célèbre plombier japonais. Pour ce faire, il filme son frère et se base sur les combats cinématographiques d’Errol Flynn pour créer les actions du prince. Cette animation rotoscopique novatrice confère à Prince of Persia un rendu totalement inédit. Le jeu sort en 1989 sur ordinateur après plus de trois ans de travail, et devient… Un échec cuisant.

Fort heureusement, les éditeurs sortent le jeu sur diverses plateformes durant plusieurs années, et le succès est enfin au rendez-vous. C’est seulement lors de sa ressortie sur Mac et PC en 1992, avec un nouveau packaging, que le titre rencontre le triomphe que nous lui connaissons aujourd’hui encore. La critique américaine se montre plus timorée face à la création de Mechner, mais les magazines français encensent les deux premiers opus de Prince of Persia.

L’aventure s’arrête là en raison de l’avènement des FPS en 3D, jusqu’à ce que les Français d’Ubisoft lui proposent de ressusciter son jeu, ce qui donne lieu à un retour triomphal pour le prince de Perse avec la sortie des Sables du temps en 2003. L’éditeur rencontre alors la carrière qu’on lui connaît, et le héros persan aura bientôt droit à un nouveau reboot, réalisé par l’équipe de Mounir Radi.

Jeux sous influence

Les concepteurs français n’ont pas attendu que la critique et le grand public américain soient conquis pour apprécier le travail de Mechner, en témoigne le Flashback de 1992. Déplaçant l’intrigue des contes des Mille et Une Nuits à celui de la SF de l’époque, ce jeu devient instantanément culte. Sous ses faux airs de Total Recall en pixel art, il rappelle l’importance des influences venues d’au-delà de nos frontières, notamment celle de la littérature de genre.

Flashback n’est pas le seul à utiliser cette littérature comme tremplin. Vendu en tant que simple transposition du film de 1984, le jeu Dune (de l’éditeur parisien Cryo Interactive) a su séduire les fans de la saga bien plus que la version de David Lynch. Et quand on se penche sur la multitude d’adaptations directes de l’œuvre de Philip K. Dick sur consoles et PC, deux d’entre elles tirent leur épingle du jeu.

Tout d’abord, Ubik paru en 1998 (toujours chez Cryo), et plus récemment le jeu Californium. Cette expérience psychédélique des productions Darjeeling parvient à faire éclore toute l’essence de l’œuvre du maître de la SF tout en proposant une histoire originale.

Nous pourrions évoquer, encore et encore, l’importance de ces auteurs français du dixième art en parlant de la franchise Assassin’s Creed ou encore de Rayman Origins qui a su redonner ses lettres de noblesse depuis longtemps perdues aux jeux de plateforme. Mais si le terme de french touch rebute bien des artistes auxquels il est associé, ces derniers ont toutefois deux choses en commun : le refus des influences en circuit fermé et un besoin constant de suivre sa propre singularité plutôt que de s’inscrire dans ce qui marche au moment de la sortie de leurs créations. Est-ce bien surprenant venant d’une nation qui était la première à revendiquer l’importance des auteurs dans le cinéma ?

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