Geoff Johns élucide enfin l’affaire concernant l’identité du meilleur ennemi de Batman. Le scénariste de DC Comics a mis quatre ans à résoudre cette énigme, mais la conclusion ne va pas plaire à tout le monde.
C’est le plus iconique et le plus mystérieux des adversaires de Batman. Tout le monde connaît le Joker, ses costumes colorés et son sourire inquiétant, mais personne ne sait qui il est vraiment. Un cas à part dans la galerie des vilains de Gotham City, où même l’identité civile de l’Homme Mystère n’est pas un secret. Avec Batman : trois Jokers, le scénariste Geoff Johns tente d’y voir plus clair. Seulement, il complique l’équation : il n’y a pas un, mais bien trois clowns du crime.
Une enquête de longue haleine
Cette révélation sur la trinité criminelle ne date pas d’hier. L’auteur du comics a posé les bases de l’intrigue dès 2016, lorsqu’il scénarisait les aventures de Batman et de la Justice League. À l’époque, le héros masqué, installé sur le trône de Mobius (siège technologique et divin offrant l’omniscience à son utilisateur) avait recueilli un indice concernant l’identité de son ennemi de toujours. Bien entendu, le lecteur n’était pas dans la confidence et il avait fallu attendre quelques mois pour apprendre ce que Batman savait déjà sur le trio de Jokers. Mais, depuis cette découverte, l’enquête était restée au point mort. Les lecteurs d’outre-Atlantique ont rongé leur frein jusqu’à octobre 2020 pour connaître la conclusion de l’affaire et les fans francophones n’ont été mis au courant qu’en octobre dernier, un an plus tard donc, suite à la parution de l’ouvrage traduit par Urban Comics.
Dans Batman : trois Jokers, le héros de Gotham City se lance enfin sur la piste de ses ennemis. Il est accompagné de deux de ses acolytes, anciennes victimes d’un Joker : Jason Todd, ex-Robin, brutalement tué par un comique sadique puis ressuscité, et Barbara Gordon, alias Batgirl, mutilée par un autre clown du crime. Leurs investigations vont servir de prétexte à l’exploration des traumatismes laissés par leurs bourreaux. Batman : trois Jokers est donc avant tout une histoire de cicatrices jamais vraiment refermées. Une histoire d’héritage traumatique. Le thème idéal pour une œuvre pensée elle-même comme l’héritière des grands récits qui ont façonné l’image du Joker.
La synthèse d’une carrière criminelle
Malheureusement, le comics de Geoff Johns n’a pas l’envergure de ses prédécesseurs, même si l’auteur montre qu’il connaît ses classiques. Il exploite toutes les références attendues par les fans et Jason Fabok, qui l’accompagne au dessin, pousse même le vice jusqu’à reprendre la composition des pages en gaufrier (avec neuf cases de tailles égales) typique de The Killing Joke d’Alan Moore, dont se réclame Batman : trois Jokers. Mais la magie n’opère pas. Peut-être parce qu’il s’est passé trop de temps entre les effets d’annonce tonitruants et le grand final pas si révolutionnaire que ça. Difficile d’en blâmer l’auteur. Il a eu fort à faire ces dernières années, puisqu’il a supervisé les adaptations cinématographiques et les séries tirées de l’univers de DC Comics. Entre-temps, le scénariste Scott Snyder a pris les commandes de Batman et sa Némésis pour donner une direction différente de celle imaginée par Geoff Johns à leurs aventures.
Résultat, la conclusion tant attendue arrive avec des ambitions revues à la baisse. En témoigne sa parution au sein du Black Label de DC Comics. Une collection plus sombre et plus mature que les séries principales de l’éditeur, mais également « hors continuité ». Autrement dit, Batman : trois Jokers n’aura aucun impact, ou si peu, sur la série principale consacrée au Chevalier Noir (qui s’apprête à faire son retour au cinéma). On est donc loin de l’œuvre révolutionnaire annoncée à cor et à cri.
En revanche, Geoff Johns réussit à produire un travail synthétique de qualité et très respectueux de son matériau originel. Ce qui n’est pas évident lorsque l’on parle d’un personnage majeur de la pop culture, avec plus de 80 ans de crimes derrière lui. Mieux encore, le scénariste donne une définition claire de ses trois vilains et de leurs relations avec les héros, tout en donnant aux lecteurs, même néophytes, les clefs nécessaires à la bonne compréhension de l’intrigue. C’est sans doute l’aspect le plus intéressant de ce récit, car il faut avouer que, lorsque l’on fouille l’histoire du Joker, il y a de quoi devenir fou.
Le vilain aux mille-et-un visages
En effet, depuis sa création en 1940, son identité et ses motivations n’ont cessé de changer, au gré des scénaristes et des époques. Tantôt criminel psychopathe et sadique, tantôt comique raté reconverti en malfrat grand-guignolesque, le Joker est protéiforme. C’est ce qui a fait son succès auprès des fans comme des artistes de comics, et même au cinéma. Car l’intérêt du personnage ne tient pas dans son identité, mais dans son existence même. C’est l’exact opposé de Batman, un miroir déformant bien utile pour vanter les qualités, mais également les défauts du héros. En ce sens, il remplit parfaitement son rôle de bouffon, dont les pitreries sadiques dérangent la cour de Gotham City tout en pointant les failles de son monarque déguisé en chauve-souris.
Et au final, qu’importent son ou ses noms. Qu’on l’appelle Jack Napier lorsqu’il est un gangster fou sous les traits de Jack Nicholson, ou qu’on le nomme Arthur Fleck, pauvre clown malade dans la peau de Joaquin Phoenix, les Jokers fascinent parce qu’ils sont des révélateurs. Aussi bien lorsqu’ils étalent au grand jour l’impuissance d’un héros que l’incurie de nos sociétés. À force de pirouettes – plus ou moins bien exécutées –, les Jokers de Geoff Johns entrent dans cette tradition et leurs interactions avec Batman et ses deux alliés nous en apprennent finalement plus sur les héros que sur les vilains, gardant ainsi un minimum de mystère pour permettre aux auteurs futurs de manier ce matériau brutal en toute liberté.