Décryptage

Nevada, La Mauvaise Habitude et Hêtre pourpre : la littérature trans à l’honneur cette année 

09 octobre 2023
Par Milo Penicaut
Couverture du livre “Nevada”.
Couverture du livre “Nevada”. ©Gallimard

Cette année, la rentrée littéraire nous offre la traduction de trois merveilleux romans étrangers qui abordent, entre autres, les transidentités. L’occasion de se questionner sur les spécificités d’un genre littéraire à part entière.

« Les personnes trans n’ont pas eu la liberté d’écrire de la fiction sur leur place dans la société, si occupées à prouver que nous n’étions pas nous-mêmes une fiction », écrit l’autrice Kuchenga pour expliquer la prédominance du genre autobiographique parmi les œuvres abordant la transidentité.

Du récit au roman trans

Depuis quelques années, nous assistons à une expansion de la littérature trans, que la chercheuse Emma Hutson définit comme « ce qui est écrit par, pour et à propos des personnes trans, basé sur et figurant l’expérience vécue de la transidentité dans sa diversité subjective » y compris dans le domaine de la fiction.

« Camilla Sosa Villada dit quelque chose qui me semble très juste. Elle défend son droit à la fiction. Nous avons le droit d’utiliser, comme n’importe quel écrivain homme, notre propre vie pour faire de la littérature », confie Alana S. Portero à infobae, rappelant que La Mauvaise Habitude (Flammarion) est un roman et pas une autobiographie, contrairement aux idées reçues sur les œuvres produites par des femmes, surtout quand elles sont trans et issues des classes populaires.

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« C’est vraiment exaspérant quand les gens présument que c’est autobiographique. On dirait que le sous-texte est que les personnes trans ne savent pas écrire », explique l’états-unienne Imogen Binnie à Vulture. Avec Nevada (Gallimard), son premier roman, elle nous prouve bien le contraire. « Avec le temps, tu finis par te rendre compte que, si le genre est bel et bien une construction sociale, on peut en dire autant du feu rouge, et si tu ignores l’un comme l’autre, tu te fais renverser par une voiture. Voitures qui sont, elles aussi, des constructions », affirme sa protagoniste, Maria, dans l’un des savoureux monologues intérieurs.

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Après avoir été virée de son job de libraire et larguée par sa copine, Maria s’embarque dans un road trip incertain à bord d’une voiture volée avec en poche 400 dollars d’héroïne qui ne seront jamais consommés.

Nevada est un roman jouissif, explosif, résolument punk, « un road trip sans voyage, un roman trans sans transition », comme le résume très justement la journaliste Amandine Schmitt. Pour Alex Lachkar, chercheur en littérature, spécialiste de la littérature lesbienne, Nevada est l’un des meilleurs romans de la rentrée littéraire : « L’autrice nous épargne tous les clichés. Ça fait beaucoup de bien. Il est intéressant de noter que le lesbianisme de Maria n’est mentionné nulle part sur la quatrième de couverture, alors qu’il s’agit d’une dimension très importante du roman », ajoute-t-il, nous rappelant les liens historiques entre les communautés trans et lesbienne. « Ces ouvrages ne rentrent que rarement dans une seule “case” en littérature : ils sont à l’image des transitions de genre, dans plusieurs dimensions, mondes et cases, incarnant une fluidité qui dépasse ces frontières. »

On ne saurait réduire la littérature trans à cette seule thématique, comme le rappelle Alana S. Portero à propos de son roman : « La composante ouvrière est aussi importante que le fait qu’elle soit trans ou madrilène. » Roman d’apprentissage classique parsemé de réalisme magique et de références mythologiques, La Mauvaise Habitude nous emmène dans le Madrid des années 1980-1990, du quartier ouvrier de San Blas ravagé par l’héroïne aux rues tant arpentées d’un Chueca pas encore gentrifié, refuge pour « les gays, lesbiennes et autres habitants de notre forêt » dans laquelle trouver la famille que l’on se choisit.

De sa plume vibrante, avec tendresse et délicatesse, Portero rend hommage à la ville qu’elle aime et aux femmes trans qui, comme la narratrice, la peuplent. Là encore, pas de récit de transition, mais celui d’un long combat intérieur pour se trouver et s’accepter dans l’obscurité dont la société drape celles et ceux qui « portent en [elle et eux] quelque chose de différent ». 

La fiction contre la transphobie

Il serait illusoire de penser que la transphobie subie par les personnages fictifs épargne leurs auteurs et autrices. Par exemple, Kim de l’Horizon (Hêtre pourpre chez Julliard) a dû être placé·e sous protection policière après avoir remporté le prestigieux Prix du livre allemand, ce qui lui a valu un déferlement de haine et de menaces en ligne.

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« Je ne sais pas comment me résumer autrement que par cette formule : je ne connais pas la langue de mon corps (…) Peut-être ces lignes ne sont-elles rien d’autre que la quête d’une langue étrangère dans les mots à notre disposition. Une tentative pour creuser un refuge de la taille d’une langue dans l’existence, dans l’héritage qui est le nôtre, suffisamment grand pour y danser », écrit l’auteur·ice dans sa quête de mots pour se dire, quête qui l’amènera à excaver les secrets et traumas familiaux pour enfin s’en libérer. Dans ce roman éblouissant d’inventivité, Kim de l’Horizon explore la fluidité du genre, de la langue et de l’écriture devenue geste magique. Un roman comme nul autre, qui donne à voir une facette souvent méconnue des transidentités : celle de la non-binarité. 

« Ce qui est certain, c’est que la fiction est une arme importante afin de combattre la transphobie qui règne partout en Europe et aux États-Unis ! »

Alex Lachkar

Que signifie cet engouement pour la littérature trans ? Nous laisserons Alex Lachkar répondre : « C’est une très bonne nouvelle. Mais il ne faut pas se leurrer, cela ne veut pas dire que le monde littéraire ou la société seraient soudainement moins transphobes. Strange de Geneviève Damas (chez Grasset) véhicule des clichés problématiques. C’est le seul ouvrage de la rentrée littéraire abordant la transidentité qui n’est pas écrit par une personne trans : coïncidence ? Je suis ravi que ces traductions existent et qu’elles soient lues. Mais il faudrait aussi publier et mettre en avant des auteur·ice·s de langue française. Ce n’est que très peu le cas et, lorsque cela arrive, c’est surtout dans de petites maisons d’édition, comme Blast, qui ont une force de frappe bien moins puissante que Gallimard, Flammarion ou Grasset. Ce qui est certain, c’est que la fiction est une arme importante afin de combattre la transphobie qui règne partout en Europe et aux États-Unis ! » 

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Article rédigé par
Milo Penicaut
Milo Penicaut
Journaliste