Entretien

Sofia Alaoui pour Animalia : “Je remets en question le dogme, pas la religion”

09 août 2023
Par Edouard Lebigre
“Animalia” est attendu dans les salles obscures ce 9 août.
“Animalia” est attendu dans les salles obscures ce 9 août. ©Ad Vitam

Pour son premier long-métrage, Animalia, Sofia Alaoui plonge le Maroc dans une invasion qui pourrait bien changer l’humanité. Entretien avec la cinéaste, rencontrée à l’occasion du Champs-Élysées Film Festival.

Césarisée en 2021 pour son court-métrage Qu’importe si les bêtes meurent, Sofia Alaoui présente aujourd’hui son premier long-métrage, Animalia. Itto, une jeune Marocaine d’origine modeste, s’est adaptée à l’opulence de la famille de son mari. Alors qu’elle s’apprête à passer une journée de tranquillité sans ses beaux-parents, une mystérieuse invasion plonge le pays dans l’état d’urgence.

Présenté dans un premier temps au festival de Sundance, avant un détour par le Champs-Élysées Film Festival, Animalia permet à sa réalisatrice d’aborder les thèmes qui lui sont chers, comme le rapport du Maroc aux dogmes de la religion, mais aussi notre lien à la spiritualité et à la nature.

Bande-annonce de Qu’importe si les bêtes meurent.

Pourquoi avoir choisi la science-fiction et le fantastique pour aborder les thèmes présents dans Animalia ?

Je ne me suis jamais dit que j’allais faire un film de genre. Il se trouve que les thématiques du film amenaient naturellement vers le surnaturel. Je suis née au Maroc, mais j’ai aussi vécu en Chine, deux pays très imprégnés par les mythes et les légendes. Finalement, le surnaturel est presque naturel chez moi.

C’est certain que mon film détonne dans le cinéma marocain, mais je ne me suis jamais considérée comme une “cinéaste arabe”. J’ai grandi avec le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, Andreï Tarkovski… Un cinéma très esthétique et poétique. Une vision assez éloignée de ce que l’Occident pourrait attendre d’une réalisatrice marocaine.

Pensez-vous que le cinéma arabe est aujourd’hui catégorisé ?

Oui, il suffit de regarder un festival comme Cannes, où j’ai l’impression qu’il n’y qu’un seul cinéma arabe représenté. On attend toujours des cinéastes de ces régions qu’ils tendent vers le réalisme social, qu’ils parlent de la place de la femme dans la société… Je pense qu’il y a un peu un réflexe néocolonialiste dans la vision de l’Occident sur le cinéma arabe, malheureusement. Si on laissait le champ libre à ces artistes, on pourrait avoir un cinéma beaucoup plus varié sur le fond et la forme. Je m’inspire beaucoup du cinéma coréen, par exemple. Dans Parasite (2019), Bong Joon-ho a réussi à faire un film qui dit beaucoup de choses sur la société, en utilisant le genre pour créer une forme très originale.

Animalia aborde notamment la question de la religion musulmane. Pensez-vous que les pays arabes soient prêts à discuter de ces thématiques ?

Bien sûr. Je pense qu’on peut aborder tous les sujets, du moment que l’on ne soit pas offensif et irrespectueux. Animalia va être diffusé dans beaucoup de pays arabes comme le Qatar, et j’ai hâte de voir les réactions. Déjà, au moment où on parle, beaucoup de gens le comprennent différemment et je trouve ça très intéressant. Le film est parfois cryptique, mais j’ai vu des gens complètement en dehors du cinéma le trouver très clair et comprendre parfaitement les messages que j’ai essayé de transmettre.

Mehdi Dehbi et Oumaïma Barid confrontés à une mystérieuse invasion.©Ad Vitam

Certaines personnes pourraient voir le film comme une critique de la religion musulmane, mais ce n’est pas du tout le cas : je critique les dogmes qui la traversent. J’ai l’impression que beaucoup de pratiques, comme la prière, deviennent automatisées et qu’on en vient à en perdre le sens. Ça m’a beaucoup marquée lorsque je suis retournée au Maroc il y a quelques années, après huit ans passés hors de mon pays natal.

J’ai retrouvé une société dogmatique, où les nombreuses règles établies empêchent l’individu de devenir lui-même. J’ai aussi pu voir les ravages du capitalisme, où l’argent devient presque une religion. D’ailleurs, lorsque le personnage d’Itto commence son périple, elle part avec un livre religieux, une liasse de billets et un iPhone, comme si ces trois objets étaient placés au même plan.

Le film a été tourné en trois langues : le français, l’arabe, mais aussi en amazighe (la langue berbère). Quelle place occupe le langage dans Animalia ?

Je pense que les langues parlées au Maroc disent beaucoup de choses sur la société. Elles racontent les différences de classes, mais aussi les vestiges du protectorat exercé par la France sur le pays jusqu’en 1956. On trouve beaucoup de Français au Maroc qui ne font aucun effort pour parler la langue, mais on leur pardonne, alors que l’inverse serait inenvisageable. Lorsque j’ai grandi au Maroc, avec une éducation française, je considérais même que l’arabe avait presque un côté vulgaire. Si je rencontrais quelqu’un qui ne parlait que cette langue, j’avais un avis négatif sur cette personne. Quand j’y repense aujourd’hui, je trouve ça terrible de grandir avec ce rejet de ses racines, de snober sa propre identité.

Mehdi Dehbi joue le mari d’Itto, jeune femme en quête de sens. ©Ad Vitam

Dans le film, il est question d’un “monde nouveau”, où l’humain serait plus sensible au monde immatériel qui l’entoure. Des termes qui revenaient souvent pour imaginer l’époque post-Covid. Avez-vous été inspirée par cette période ?

Peut-être inconsciemment ! C’est vrai qu’on a eu l’impression que la pandémie allait changer beaucoup de choses, que rien n’allait être comme avant, comme notre au rapport à la nature notamment. Au final, j’ai l’impression que cette période nous a isolés, que l’on a perdu le goût du contact humain et du rassemblement. Dans le film, la question de la nature est abordée par le biais des animaux.

C’est par eux que se déroule “l’invasion” du monde immatériel dans notre réalité. J’aime l’idée de communication entre les êtres… De nombreuses études ont prouvé que les arbres pouvaient “parler” entre eux. Je pense que l’humain est aujourd’hui assez éloigné de ce monde, qui est pourtant le sien. Néanmoins, Animalia est un film résolument optimiste. L’enfant qu’Itto porte en elle représente les générations futures, et c’est par elle que le changement se fera. Ça prendra du temps, mais j’y crois.

Avez-vous eu des coups de cœur récents au cinéma ?

J’ai adoré La Conspiration du Caire (2022) de Tarik Saleh. C’est un film avec des thématiques fortes, qui dépassent même les questions du monde arabe. J’attends beaucoup La Mère de tous les mensonges (2023) d’Asmae El Moudir, une autre réalisatrice marocaine dont le film a été présenté à Cannes. Sinon, j’ai été beaucoup marquée par Titane (2021) de Julia Ducournau. Je pense qu’un cinéma comme celui-ci, très original et marquant, est toujours possible, mais qu’il est potentiellement en danger.

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Je souscris totalement au discours de Justine Triet pendant la remise de sa Palme d’or cette année : si l’on continue à donner des films insipides au public, il risque d’en demander plus. C’est une manière de le mépriser que de penser qu’il n’est pas prêt pour un cinéma plus expérimental et radical.

Quels sont vos projets ?

Je travaille sur mon deuxième long-métrage, qui devrait lui aussi aborder la question de l’écologie, dans un monde post-apocalyptique. Sinon, j’ai été contactée pour d’éventuelles adaptations d’Animalia à l’étranger. En tant que réalisatrice, j’adorerais voir les thématiques du film abordées dans une famille catholique américaine, par exemple.

Bande-annonce d‘Animalia.

Animalia, de Sofia Alaoui, avec Oumaïma Barid et Mehdi Dehbi, 1h30, en salles le 9 août 2023.

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