À l’occasion de la sortie de Stars at Noon ce mercredi 14 juin, rencontre avec sa réalisatrice, Claire Denis, et son actrice principale, Margaret Qualley.
Rembobinons : en 2022, Claire Denis remporte le Grand Prix du Festival de Cannes pour Stars at Noon, adaptation du roman éponyme de Denis Johnson. Dans la peau d’une jeune journaliste américaine désœuvrée dans un Nicaragua prêt à basculer, Margaret Qualley, aperçue dernièrement dans la série Maid (Netflix), que nous vous recommandions lors de sa sortie, s’offre enfin un premier rôle de taille. Complices, les deux femmes se remémorent le tournage de ce film langoureux et atmosphérique.
Cela fait maintenant plus d’un an que le film a été dévoilé au Festival de Cannes, où il a reçu le Grand Prix. Quel souvenir en gardez-vous ?
Claire Denis : Je n’ai pas du tout oublié le tournage, mais j’ai un peu oublié Cannes. Les deux jours sont passés en un éclair, ça s’est fini à toute vitesse et je me suis vite remise au travail. L’expérience du tournage reste très proche. Cannes, c’est furtif. On est venues, on a eu le prix, et c’était déjà fini.
Margaret Qualley : C’était une expérience magique pour moi. L’amour pour les films à Cannes est un amour si passionné, c’est une façon unique de partager votre film avec le monde entier. J’ai eu beaucoup de chance.
C. D. : Et c’est une expérience que l’on vit ensemble. Une partie de l’équipe du tournage au Panama est d’ailleurs venue avec nous.
M. Q. : Il y a une industrie grandissante là-bas et les leaders de cette industrie faisaient partie de notre équipe. Voir Claire Denis tourner un film au Panama était très excitant pour eux. Pour certains, c’était la première fois de leur vie qu’ils remplissaient le rôle d’assistants-réalisateurs, d’accessoiristes… Ils apprenaient au fur et à mesure, mais travaillaient si dur et étaient si impliqués qu’ils ne comptaient même plus les heures. Ils ont fabriqué quelque chose, ils y croyaient profondément, comme nous.
Voir une équipe si unanimement enthousiaste et soudée, c’est un sentiment unique. Quand tu es fatiguée, que te rends compte que tout le monde autour de toi l’est aussi, une vraie camaraderie émerge. Pouvoir fêter ce film tous ensemble dans un environnement si radicalement différent de celui dans lequel on l’a fait a vraiment été extraordinaire.
Claire, quand avez-vous su que Margaret était la personne idéale pour incarner Trish ?
C. D. : J’étais à Cannes pour quelques jours [pour la 72e édition du Festival en 2019, la réalisatrice officiait en tant que présidente du jury des courts-métrages et de la Cinéfondation, et a remis la Palme d’or du meilleur court-métrage lors de la cérémonie de clôture, ndlr] et je suis allée voir le film de Quentin Tarantino, Il était une fois… à Hollywood. C’est là que j’ai découvert Margaret et j’ai immédiatement appelé mon producteur : je la veux ! Ça a été le coup de foudre.
Pourriez-vous me parler de l’apport de Léa Mysius (Les Cinq Diables, Ava), qui cosigne l’adaptation du livre de Denis Johnson ?
C. D. : J’aime beaucoup ce roman, mais je n’aime pas trop travailler seule. Je ne savais pas si j’allais travailler avec la personne avec qui je travaille habituellement [Jean-Pol Fargeau, scénariste attitré de la réalisatrice depuis son premier film, ndlr] et c’est là que mon producteur m’a présenté Léa Mysius. On est parties toutes les deux au Nicaragua. On a fait le tour du pays et on a exploré tout le roman, ne sachant pas à l’époque que l’on ne tournerait jamais le film là-bas. On a écrit le scénario après, puis il y a eu la pandémie et la folie des élections au Nicaragua.
Je suis arrivée en étant très franche, avant de réaliser que si je disais exactement l’inverse de ce que je disais alors je serais au bon endroit.
Margaret Qualley
Margaret, quelle fut votre première réaction à la lecture du scénario ?
M. Q. : J’avais déjà dit oui avant même de lire le scénario, car j’avais tellement envie de travailler avec Claire. C’était l’argument principal à mes yeux. Ensuite, j’ai lu un scénario absolument magnifique, puis le roman de Denis Johnson qui est aussi très émouvant. Je suis tombée amoureuse de Trish. Mais tout cela était secondaire par rapport au fait que je voulais profondément travailler avec Claire.
Aviez-vous déjà vu les films de Claire Denis avant votre rencontre ?
M. Q. : Bien sûr !
C. D. : Elle a été forcée.
M. Q. : Non pas du tout [rires] ! Beau travail (2000) est le premier que j’ai vu. J’adore Denis Lavant ; il est danseur, je suis danseuse. Je trouve qu’il est incroyable. J’ai regardé la plupart de ses autres films, dont certains plus récents comme High Life (2018). Je crois que Claire est une réalisatrice légendaire et je suis tellement chanceuse d’avoir pu travailler avec elle.
C. D. : Je n’ai pas l’impression d’être légendaire, mais bon d’accord [rires] !
En quoi ce rôle constituait-il un challenge ?
M. Q. : Plusieurs choses. Déjà, je voulais être sûre que mon espagnol soit bon. Un réfugié nicaraguayen m’a aidé pour l’accent, qui est très différent de l’accent panaméen. J’ai beaucoup travaillé là-dessus. Quant au personnage, j’ai beaucoup appris de Claire. Je connaissais mes répliques en arrivant sur le tournage, mais je ne savais pas forcément ce qu’elles sous-entendaient. Or, en général, Claire veut dire l’inverse de ce qu’elle dit, alors que je suis quelqu’un de plutôt honnête et très direct. Je suis arrivée en étant très franche, avant de réaliser que si je disais exactement l’inverse de ce que je disais alors je serais au bon endroit.
C. D. : Je crois qu’il y a un flou dans le roman de Denis Johnson, il ne dit jamais exactement ce que pensent ou ressentent les personnages. J’ai réalisé que c’était un grand plaisir pour moi, de savoir que chaque réplique pouvait avoir un double sens ou être comprise autrement… Il y avait une façon de se préparer toutes les deux, en étant au Panama, sous la pluie ou sous le soleil, à choisir les bons costumes. C’est un moment particulier de trouver le bon costume pour son personnage, c’est un moment décisif qui a beaucoup de sens pour l’actrice et pour la réalisatrice.
Le film contient plusieurs plans de Trish derrière des barreaux ou des grillages ; elle n’a plus de passeport ; elle insiste pour qu’on lui apporte du shampoing ; sa chambre d’hôtel a des airs de cellule. À certains égards, Stars at Noon ressemble à un film de prison.
C. D. : Vous savez, ce n’est pas la première fois qu’on me le dit, mais je ne m’en étais pas aperçue ! La scène du shampoing était vraiment dans le roman. C’est la seule chose qu’elle demande au sous-lieutenant Veraguas (Nick Romano). C’est un très bon moyen d’écrire des dialogues qui décrivent cette femme seule et désespérée. Elle a besoin de cela, au moins. Tout cela est très touchant pour moi. Mais un film de prison, je ne sais pas. C’est vrai qu’ils sont emprisonnés, d’une certaine façon.
M. Q. : Je dirais qu’elle cherche avant tout à retrouver sa liberté.
Il y a une réplique qui résume bien votre personnage lorsqu’elle rencontre l’Anglais (Joe Alwyn) au bar de l’hôtel : “Je voulais connaître les dimensions exactes de l’Enfer.” Comment aborde-t-on des répliques avec cette tonalité très littéraire ?
C. D. : Beaucoup de répliques sont tirées telles quelles du livre. Celle-ci, j’ai un peu hésité à l’insérer, pour être honnête. Mais je me suis dit que, prononcée avec un sourire lors de la scène du bar, ça pouvait être super. Trish est brillante. Elle veut être journaliste, elle n’est pas idiote, elle a du vocabulaire.
M. Q. : C’est crédible oui, et elle a l’esprit joueur !
C. D. : Exactement. Elle est attirée, car il a cette distance et cette arrogance. En un sens, elle lui rend la pareille, elle lui dit : “Moi aussi je peux être ce type de personne que tu crois être, si élégant et intelligent.”
Avec le recul, diriez-vous que ce film a constitué un tournant dans vos carrières respectives ?
M. Q. : Pouvoir faire un film comme celui-là avec Claire était énorme pour moi, absolument. On s’est rencontré trois ans avant d’avoir pu faire le film, je l’ai attendue et je lui ai dit qu’on le ferait dès qu’elle le pourrait. On avait toutes les deux très hâte de le faire, j’étais très enthousiaste. C’était le cadeau ultime quand on a finalement réussi à faire. C’est le genre de film que je rêvais de faire depuis toujours.
C. D. : Pour moi, il n’y a pas vraiment de tournant, sauf peut-être d’avoir fait ce film avec Margaret. Elle m’a attendue tout ce temps malgré les obstacles – le tournage au Panama au lieu du Nicaragua, la pandémie, etc. Certains jours, je me réveillais en plein désespoir, mais je savais que Margaret attendait. Ça m’a donné de l’énergie et je n’ai ainsi jamais perdu l’envie de faire ce film… Et nous avons fini par y arriver. Nous l’avons fait.
Stars at Noon, de Claire Denis, avec Margaret Qualley, Joe Alwyn, Danny Ramirez, Benny Safdie, 2h18, en salle le 14 juin 2023.