L’exposition Basquiat x Warhol à la Fondation Louis Vuitton, propose une mise en lumière des œuvres réalisées conjointement par les deux artistes.
Je suis entrée en art par l’œuvre d’Andy Warhol, lors d’une rétrospective au Centre Pompidou, en 1990. Une amie savante avait insisté : il fallait voir « ça » – les boîtes de soupe, les bouteilles de Coca, les portraits de Mike Jagger, de Marilyn Monroe, les fleurs et même les chaises électriques.
Andy Warhol était alors pour moi le titre d’une chanson de David Bowie, sur l’album Hunky Dory (1971). Je ne connaissais rien à l’art en dehors de quelques salles du Louvre. En revanche, j’avais lu dans les magazines Rock’n’Folk ou Best, la légende suivante : invité par le futur Ziggy Stardust à écouter le titre hommage, Warhol l’avait détesté ; il s’était contenté de féliciter Bowie sur le choix de ses chaussures. Suite à quoi il s’était interrogé sur les royalties qu’il pourrait réclamer pour l’usage de son nom.
Pâtisserie colorée versus kebab
J’entrais donc au Centre Pompidou, ce jour de 1990, avec mon amie, mon inculture et un léger a priori sur l’artiste exposé. Ce que j’allais vivre tient de l’expérience à la fois cognitive et sensorielle. Pour résumer, et sans faire le coup du divan, c’était comme entrer pour la première fois dans un salon de thé et pouvoir choisir parmi toutes sortes de pâtisseries colorées et aériennes, quand votre seule expérience de la restauration se résume au kebab du coin de la rue. Les salles s’ouvraient avec leurs différentes thématiques et bientôt, je voulais tout voir, tout comprendre, m’imprégner des toiles gigantesques, m’énamourer des Mao multicolores, vouer un culte à la représentation du dollar – en somme, devenir pop moi-même.
Icônes versus iconneries
Nous le savons, nul besoin de fréquenter des lieux d’art pour voir des icônes warholiennes. Vaches, bouteilles de Coca, boîtes de soupe Campbell sont reproduites ad nauseam sur nos baskets, nos T-shirts, nos objets lifestyle. Et si les enchères sur des œuvres originales font encore vibrer les salles de vente, les icônes ne seraient-elles pas finalement devenues des iconneries ?, me demandais-je un jour en reposant une robe made in China imprimée des fameuses Marilyn pop.
L’artiste versus l’homme d’affaires
Pour autant, après toutes ces années, le mystère reste entier. En préparant la visite de cette exposition – jusqu’au 28 août à la Fondation Louis Vuitton, à Paris –, je me suis surprise à me poser les mêmes questions que lors de mes premiers pas dans le monde de l’art, il y a plus de 30 ans : Warhol croyait-il vraiment à ce qu’il disait en s’affichant en businessman : « Gagner de l’argent est un art, […] et les affaires bien conduites sont le plus grand des arts » ? N’était-il qu’une sorte d’Elon Musk ou – pire – de Donald Trump, auquel on aurait donné un sens de la couleur ? Ou bien agissait-il en provocateur de manière à nous faire réfléchir sur le monde de l’art, sur nos centres d’intérêt matérialistes, sur cette über-consommation chère aux Trente Glorieuses ?
J’ai lu quantité de savants, écouté des critiques : je n’ai pas de réponse à ces questions. En revanche, en allant voir à la Fondation Louis Vuitton les œuvres réalisées conjointement par Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat, j’ai eu le sentiment d’entrer à nouveau dans la pâtisserie originelle, mais une pâtisserie qui aurait évolué vers des territoires expérimentaux : deux chefs combinant leurs savoir-faire à partir d’éléments communs, d’une amitié, d’une admiration réciproque – et cependant dans une revendication sans concession de leur identité.
Le maître versus le street-artist
Il faut dire que l’exposition en question est conséquente. Plus de la moitié des 160 œuvres produites à quatre mains entre 1983 et 1985 y sont accrochées, ainsi que divers documents et photographies. Chez Vuitton, on aime ; on ne compte pas. À partir de là, on pourra s’amuser à chercher qui a peint quoi sur chacune des toiles, mais, en vérité, chaque œuvre vaut pour la rencontre qu’elle représente, celle de deux artistes majeurs.
Andy Warhol est alors maître du pop art dans le désœuvrement du succès à 50 ans passés tandis que Jean-Michel Basquiat est un artiste d’avant-garde d’une vingtaine d’années, déjà connu pour ses graffs avec Al Diaz signés SAMO (« Same Old Shit »), en lien avec Keith Haring et le rappeur Fab Five Freddy, bientôt remarqué par les galeristes Annina Nosei et Bruno Bischofberger. C’est d’ailleurs ce dernier qui mettra officiellement Warhol et Basquiat autour d’une table, en 1982, dans l’éventualité d’une collaboration.
Les toiles de Basquiat harponnent par leurs couleurs et l’énergie qu’elles dégagent. Warhol y voit le reflet de ses propres débuts, dans les années 1950 – dessins de souliers, de publicités, décoration de vitrines, photographies, films (très) expérimentaux, conceptions de pochettes de disque (citons The Velvet Underground & Nico, 1967, et Sticky Fingers, des Rolling Stones, 1971). La rencontre entre les deux hommes se fait en toute amitié, en toute liberté. Basquiat roule ses joints, entraîne Warhol dans des entraînements sportifs où les deux hommes soulèvent de la fonte. Le maître du pop art loue un loft au jeune artiste et veille à ce qu’il limite sa consommation de drogues dures. Une tentative vaine, puisque Basquiat décédera d’une overdose à 27 ans, en 1988.
Pas de bagarre d’egos dans ces deux années et demie de collaboration, mais « un respect qui dépassait la simple sphère esthétique » et des tableaux qui sont « la preuve physique de l’harmonie qui existait au-delà de la toile », selon les mots de Keith Haring, en 1988. Les obsessions de l’un s’entremêlent à celles de l’autre. Ainsi, dans Taxi, 45th/Broadway (c.1984), Warhol dessine l’avant d’une voiture ; Basquiat ajoute un profil qu’il sous-titre « Negro » sur le bas-côté, ignoré par le chauffeur blanc qui profère des insultes.
Le David versus l’athlète
Au-delà des toiles réalisées à quatre mains, on peut également deviner le regard de l’un sur l’autre. Érotisé, celui de Warhol donne à voir le corps superbe d’un Jean-Michel Basquiat « en David », tandis que Basquiat propose un Warhol en athlète à la fois comique et tendre (Untitled – Andy Warhol with Barbells, c.1984).
Les photos de Michael Halsband montrant les deux artistes en tenue de boxeur ont servi de support promotionnel à l’exposition, en 1985, des œuvres à quatre mains dans une galerie de Manhattan. La Fondation Louis Vuitton en propose 86, comme autant de marqueurs d’une bagarre sans gagnant ni perdant – qui plus est en noir et blanc pour ces artistes virtuoses de la couleur : celle de deux hommes applaudis individuellement dont les travaux à quatre mains furent alors décriés par la presse.
La critique, Warhol la connaissait. Basquiat, lui, envisageait cette exposition comme un adoubement, mais il fut déçu et décida de mettre fin à ses séances de peinture à quatre mains. Fin de l’histoire. Enfin, pas totalement, car le mystère de ces deux personnalités et l’entrelacs de leurs talents dessinent toujours en filigrane des émotions plurielles teintées d’émerveillement.
Pour aller plus loin
La série d’Andrew Rossi Le Journal d’Andy Warhol, sur Netflix.
À voir également, l’exposition Basquiat Soundtracks jusqu’au 30 juillet à la Philharmonie de Paris.
Exposition Warhol x Basquiat à la Fondation Louis Vuitton, à Paris, du 5 avril 2023 au 28 août 2023.