Critique

La maison vide : que vaut le livre de Laurent Mauvignier, prix Goncourt 2025 ?

04 novembre 2025
Par Thomas Louis
La maison vide : que vaut le livre de Laurent Mauvignier, prix Goncourt 2025 ?
©Zazzo

Dans cette fresque familiale d’une grande ampleur, Laurent Mauvignier convoque les silences pour faire parler l’histoire.

Il y avait ce bruit de fond, selon lequel 2025 serait enfin l’année où Laurent Mauvignier verrait l’un de ses livres couronnés par le prestigieux prix Goncourt. Nous y sommes. Et il ne s’agit pas de n’importe quel livre. Difficile d’évoquer La maison vide sans vouloir en tirer les fils pendant des heures. Fraîchement récompensé par le prix Goncourt, ce roman dense, lumineux, fou, explore la mémoire familiale à travers des absences qui ont façonné plusieurs générations. 

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Ce qu’on appelle l’oubli

Tout commence en 1976. Le narrateur (à propos de qui on peine à ne pas trouver quelques ressemblances avec son auteur) ouvre une maison de famille, restée close depuis plusieurs décennies. À l’intérieur, il y trouve un piano qui deviendra un élément clé, une commode dont le marbre est ébréché, ainsi que des photos desquelles un visage a été retiré. Découpé. C’est là, à partir de cette absence, que ce narrateur tente de recomposer le puzzle de sa lignée. La figure du père, mystérieuse à plusieurs égards (à commencer par son suicide), devient l’objet d’une quête bourrée de paliers à valider. Comme si, pour dessiner les contours de ce dernier, passer par sa propre mère — alcoolique, tondue à la Libération, au destin impalpable — devenait indispensable. 

À partir de là, chaque silence devient un indice, et l’on suit, durant les 750 pages, l’histoire réinventée des générations paternelles qui ont précédé, à la manière d’un roman-feuilleton et, osons la comparaison : d’une saga balzacienne.  

Mémoires au féminin

Ces générations sont incarnées par deux personnages clés : Marie-Ernestine, et Marguerite. L’une est la mère, l’autre est la fille. Celle qui deviendra « collabo ». À travers elle, le narrateur (qui parle à la première personne, ce qui est notable chez Mauvignier) explore les tremblements de ces vies ordinaires, qui, évidemment, croisent l’histoire collective. Il fait ceci, tout en cherchant à raconter Marguerite sans l’excuser, à détricoter ses raisons sans avoir l’air complaisant envers sa grand-mère. 

Peut-on toutefois parler d’autobiographie ? Pas totalement, de la même manière que le hameau de La Bassée (que l’on retrouve aussi dans son précédent roman, Histoires de la nuit) n’existe pas réellement, mais convoque en surbrillance la commune de Descartes, près de Tours, où l’auteur a grandi. On ne sait d’ailleurs pas exactement où Mauvignier se place lorsqu’il fait parler son narrateur du présent pour évoquer le passé. Cet échiquier littéraire nébuleux contribue à en faire un document de fiction plus que jamais universel. 

« Imaginez : plutôt non, laissons-les à leur émotion et à la timidité, ou peut-être à l’effusion des retrouvailles. »   Laurent Mauvignier

Ainsi, ici, les micros événements révèlent les grands, comme si, en passant par le personnage, l’auteur pouvait enfin se positionner sur la chronologie, plonger dans la grande histoire du XXe siècle. Une histoire d’une banalité presque singulière, qui permet précisément à Laurent Mauvignier de construire un roman d’une ampleur folle, dense sur tous les plans, à commencer par la narration.

À partir d’ellipses, d’une chronologie pas toujours linéaire, mais qui ne nous perd jamais, il modèle le temps comme si l’histoire lui appartenait. Il dilate, comprime chaque période pour en tirer le suc. Mais c’est là tout son génie : ce qu’il presse des époques évoquées, ce sont d’abord les failles, les moments d’oubli de l’histoire familiale. On traverse alors la guerre du côté de l’intime, l’héritage familial devient une histoire partageable. C’est aussi ce qui donne à La maison vide ses accents proustiens à certains égards. Car la mémoire est, ici, omniprésente. Qu’elle soit solide, ou non.  

MAUVIGNIER PORTRAIT

On ne peut pas parler de ce roman sans évoquer les rapports de force, mis en valeur à la lumière de l’histoire. Des rapports de force dont la portée est décuplée grâce à la complexité des personnages, qui possèdent chacun des strates, des réactions qu’on ne comprend pas toujours. Ces rapports de force interviennent aussi bien entre les hommes et les femmes, entre les hommes et les hommes, toujours au sein d’un collectif établi. En somme, un kaléidoscope de ce que notre époque incarne. 

« Quand il m’arrive aujourd’hui de me retrouver dans le grand salon du bas, je sens presque sa présence. »   Laurent Mauvignier

Écrire contre l’effacement

La maison vide est aussi un roman dense par son style. Comme Histoires de la nuit — qui sera prochainement adapté au cinéma par Léa Mysius — les phrases tournent autour de leur sujet sans se perdre en route. C’est aussi en cela que l’on peut comparer Laurent Mauvignier à un grand styliste : la ponctuation est une forme de langage presque logique. Comme si tout, sur les pages, était censé exister de cette manière. Écrire devient alors un acte pour ne pas gommer ce qui a existé. C’est ce geste qui soulève une question vertigineuse, hypnotique : que peut-il rester de nous quand tout s’efface ? Tout ça est imaginé, oui, avec une pudeur qui confine au génie.  

Laurent Mauvignier, La maison vide, Éditions de Minuit, 752 pages, 25€, en librairie.

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