François Ozon s’attaque au monument « inadaptable » d’Albert Camus, « L’Étranger », en salle ce 29 octobre 2025. Avec un Benjamin Voisin magnétique dans le rôle du mutique Meursault, le réalisateur parvient à transformer l’absurde du roman en une expérience à la fois sensorielle et radicale.
S’il ne fallait garder qu’une première phrase, ce serait sans doute celle-ci : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »
Publié en 1942 chez Gallimard, L’Étranger d’Albert Camus est un choc. Dans une France alors occupée, l’écrivain pose la première brique de sa fameuse philosophie de l’absurde – qu’il développera la même année dans Le Mythe de Sisyphe. Il y utilise ce que l’on appellera « l’écriture blanche » : des phrases courtes, un style neutre, un ton factuel. Au fil des pages, le personnage-narrateur, Meursault, vivant à Alger en Algérie française, raconte des événements comme la mort de sa mère, sa rencontre avec Marie, le meurtre d’un Arabe sur la plage avec une distance glaçante. Ne ressent-il vraiment rien ? Il semble « asocial », « étranger » au monde et aux autres. De quoi le rendre forcément coupable aux yeux de la société.
A travers ce style d’une sobriété déconcertante, Albert Camus met en lumière l’absurdité de la condition humaine. Et son Etranger va devenir un classique aussi déroutant qu’inoubliable.
Se lancer dans l’adaptation de ce monument litteraire relevait ainsi d’un immense défi. Comment retranscrire le vide, le silence, le mutisme du roman éponyme ? Comment transposer cette « écriture blanche » sur grand écran ? C’est le défi que s’est lancé François Ozon. Avant lui, seul le maître italien Luchino Visconti s’était attaqué à ce texte, réputé inadaptable, en 1967. Dans le rôle-titre, l’immense Marcello Mastroianni, tandis que Anna Karina incarnait sa Marie.
Bande-annonce de L’Etranger de François Ozon
Mettre en scène l’étrangeté
Près de soixante ans plus tard, François Ozon a choisi un acteur familier pour incarner son étranger à lui : le surdoué Benjamin Voisin, qu’il avait déjà dirigé dans Eté 85. Bien loin de son rôle de rebelle tout feu tout flamme, le jeune comédien enfile ici la chemise de lin de l’énigmatique Meursault avec une justesse glaçante. L’acteur solaire est ici transfiguré. Et excelle dans le registre de l’absence, sans jamais tomber dans la caricature du sociopathe. Les dialogues, tranchants et dépouillés, renforcent la bizarrerie de son personnage. « C’est leurs affaires », « J’en sais rien », « Ca ne sert à rien », « Ca m’est égal », lâche-t-il entre deux volutes de cigarette.
François Ozon le filme en gros plans, le regard fixe, l’air lunaire, ailleurs. Un numéro d’équilibriste qui atteint son paroxysme lors d’une confrontation magistrale avec un prêtre (Swann Arlaud) venu lui rendre visite en prison.
Autre réussite de cette adaptation : la mise en scène du style « camusien ». Car si Meursault est un observateur radicalement détaché du monde, incapable d’émotions – du moins visibles -, l’écrivain lui prête pourtant d’intenses sensations. Il ressent beaucoup, mais pas « comme il faudrait ». Et pour saisir cette expérience sensorielle, François Ozon a opté pour un langage purement cinématographique.

D’abord le choix de ce noir et blanc somptueux, jouant du contraste entre lumière éclatante et ombres profondes pour retranscrire la chaleur écrasante et l’ambiance oppressante de l’Algérie coloniale. Le rythme est lent, contemplatif. La caméra s’attarde, reste souvent immobile afin de mieux laisser au spectateur.rice le temps d’éprouver les éléments et le temps, comme Camus laisse ses phrases respirer. Le silence happe ainsi toute l’image. Et les cadres, composés comme des tableaux, font écho à la précision du regard et à la rigidité des normes.
Là où d’autres auraient cherché à combler l’apathie émotionnelle et la sécheresse de la prose du roman de Camus, Ozon l’épouse pleinement. Il fait du silence une tension, de la lumière une brûlure, et du regard de Meursault un espace entre le néant, l’absurde et le réel. Une superbe expérience cinématographique qui parvient à donner corps au vide et à faire vibrer le monde sensible qui entoure son anti-héros.