Entretien

Bernard Minier : “Avec Martin Servaz, on est comme un vieux couple”

28 mars 2025
Par Léonard Desbrières
Bernard Minier : “Avec Martin Servaz, on est comme un vieux couple”
©Bruno Levy

Avec H, Bernard Minier nous plonge dans la neuvième enquête de son héros culte, le commandant Martin Servaz, et met en scène une traque d’anthologie avec son meilleur ennemi Julian Hirtmann. À l’occasion de la sortie de son nouveau roman et de sa présence à Series Mania, dont la Fnac est partenaire, L’Éclaireur a rencontré l’auteur.

Avec H, vous publiez la neuvième enquête de Martin Servaz. Pour les lecteurs et lectrices qui ne le connaîtraient pas, pourriez-vous tirer son portrait-robot ?

Martin Servaz est commandant à la police judiciaire de Toulouse. C’est quelqu’un d’assez réservé. Ce n’est pas du tout quelqu’un d’expansif, de réfléchi. Je voulais justement, quand je l’ai créé, éviter le cliché du flic alcoolique ou du flingueur. Il est cabossé, mais il n’est pas borderline. C’est aussi un homme cultivé et atypique puisqu’il écoute sans arrêt de la musique classique, en particulier celle de Gustave Mahler. Il multiplie les citations latines. Et en même temps, ce n’est pas un surhomme, ce n’est pas un super-héros. Il a ses faiblesses. Il est très bon dans son métier et heureusement, parce que sinon, ça serait embêtant. Mais ce n’est pas quelqu’un d’exceptionnel. On peut s’identifier à lui, contrairement à James BondSherlock Holmes ou même Maigret.

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Cette série a été entamée il y a presque 15 ans maintenant avec Glacé. Vieillir avec un personnage est une expérience singulière. Quel genre de relation avez-vous nouée avec lui au fil du temps ?

Déjà, vieillir est une expérience singulière. Je suis bien placé pour le savoir. Je dirais que notre relation est ambiguë. Évidemment, je dois presque tout à ce personnage. Je me rends bien compte de cette espèce… c’est un grand mot, mais tant pis, cette espèce d’amour que mes lecteurs ont pour Martin Servaz. Et moi aussi, évidemment, j’ai une tendresse infinie pour ce personnage qui réussit toujours à me surprendre. Je ne pensais absolument pas qu’un jour, j’écrirais neuf romans avec lui. Et en même temps, il y a des moments où je le déteste, il faut bien le reconnaître, parce que j’en ai marre d’être enfermé avec lui. Finalement, on est comme un vieux couple, avec nos bons moments et nos disputes.

L’écriture d’une nouvelle série et la création d’une nouvelle héroïne, Lucia Guerrero, depuis 2022, résultent-elles justement de ce besoin de prendre un peu de recul ?

Totalement. Mais il y a aussi la question de ce que je veux raconter. Il y a des récits, des histoires, des thèmes pour lesquels Servaz est le personnage idéal. Mais il y en a d’autres où ça ne correspond pas du tout. Et ça fonctionne également pour les one shot que j’ai publiés. Quand j’ai écrit, M, le bord de l’abîme (2019) qui se passait à Hong Kong, où il était question d’intelligence artificielle, je voyais difficilement ce que Servaz, le technophobe, aurait pu faire là-dedans.

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Pour Lucia, il se trouve que j’ai aussi du sang espagnol dans les veines. Ma mère est née en Espagne, j’y vais assez régulièrement et c’est un pays qui m’intéresse beaucoup. Je voulais aller enquêter de l’autre côté des Pyrénées et j’ai donc créé ce personnage qui est aux antipodes de Martin Servaz. Quitte à alterner, autant jouer le contrepied. C’est une femme plus jeune, d’une autre génération, inspirée de certaines connaissances, de femmes avec un caractère bien trempé. Elle m’a donné une liberté supplémentaire et me permet de parler d’autres choses, d’aborder la violence faites aux femmes, un sujet central du polar, une question sur laquelle l’Espagne est très en avance, d’ailleurs.

Lucia

Aura-t-on le droit un jour à un crossover ?

Tout le monde veut savoir. Il y a même des lecteurs qui viennent me voir en salon avec des idées et des synopsis déjà rédigés. Un lecteur m’a fait remarquer qu’il y a dans les Pyrénées une vallée du côté français, où les bergers autorisent les bergers espagnols à passer la frontière et à faire la transhumance. Il m’a donc soufflé l’idée d’un meurtre sur ces terres à cheval entre deux pays, réunissant mes deux héros. Une bonne idée !

Revenons à notre ami Servaz. Pour qu’un flic entre dans la légende du roman policier, il lui faut un antagoniste redoutable. Comment avez-vous construit le terrifiant personnage de Julian Hirtmann, qui signe dans H son grand retour ?

Dans le polar, il n’y a pas de héros sans vilain. C’est Sherlock Holmes et Moriarty. Bob Morane et Monsieur Ming. Hirtmann, je l’ai bien sûr construit en opposition avec Servaz. Et en même temps, je voulais qu’ils aient des points communs. Par exemple, la première fois où Servaz rencontre Hirtmann, il écoute la musique de Gustav Mahler. Il est très intelligent. Avec un petit clin d’œil à Hannibal Lecter, puisqu’on le découvre la première fois en cellule, dans une unité psychiatrique. Finalement, ils sont assez proches, tout en étant extrêmement éloignés. Il y a une sorte de complicité négative qui s’installe entre eux. C’est son meilleur ennemi.

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Ce livre renferme bien des choses, mais peut-on déjà le présenter comme un duel au sommet entre les deux personnages ?

Une traque, oui, puisqu’à la fin du précédent roman, Un œil dans la nuit (2023), Hirtmann s’évade. Un duel au sommet, pas vraiment, parce qu’on s’aperçoit qu’il y a quand même beaucoup de monde qui se joint à la fête. D’ailleurs, le cœur du roman, finalement, c’est presque ceux qui viennent parasiter l’enquête, les détectives amateurs, un écrivain passionné de faits divers, une vedette de talk-show déterminée à interviewer le tueur. Cette idée est venue du fait que de plus en plus souvent, quand j’allume ma télé, quand j’ouvre un magazine, je tombe sur ce qu’on appelle du true crime, des enquêtes sur de véritables affaires qu’on met en scène pour fabriquer du suspense et du grand spectacle.

Je voulais parler de cette fascination qu’a la société pour le crime et le mal. Surtout, cela pose la question de la vérité dans un monde où pullulent les fake news et les deep fake, où on regarde des docufictions et des séries qui mélangent réalité et fiction. Je pense à Michel Serres qui disait souvent que notre rapport à la vérité s’est brouillé. C’est ça, le sujet du livre. Peut-on encore se fier à ce qu’on appelle la vérité ?

Qu’est-ce que le web sleuthing, cette tendance qui se retrouve au cœur de votre roman ?

Sleuth signifie “détective” en anglais. Ce sont des enquêteurs amateurs sur Internet, des justiciers du dimanche qui enfilent leur costume d’enquêteur et qui s’entraident sur Internet, sur des forums ou sur les réseaux sociaux. À l’aide de la technologie, ils veulent résoudre des disparitions, des crimes, des meurtres en parallèle de la police. Un des premiers exemples que j’ai vus, c’était dans un documentaire sur Netflix qui s’appelait Don’t F*** With Cat (2019) et qui expliquait comment une poignée de détectives amateurs sur Internet étaient arrivés, à travers des vidéos en ligne, à identifier Luka Rocco Magnotta, surnommé « le dépeceur de Montréal ».

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Leurs résultats sont donc parfois extraordinaires, mais c’est une nouvelle compliquée à gérer pour les services de police. Voilà ce que je voulais raconter en mettant en scène ceux que j’appelle le Club des inénarrables enquêteurs. J’instaure une sorte de choc des mondes entre ces petits prodiges d’Internet et Servaz, le flic à l’ancienne qui croit beaucoup aux vieilles méthodes, mais qui voit son travail et le monde changer.

Autre parasite à l’enquête, celui-là beaucoup moins utile et beaucoup plus détestable : Damien Dix. Qui est-il ?

C’est le présentateur et producteur du talk-show le plus regardé de France. Le roi de l’infotainment, ce mélange d’information et de divertissement qui contribue aussi à brouiller les pistes du vrai. Il se met en tête d’interviewer Hirtmann en pleine cavale, en flattant son ego de tueur mégalo et en jouant souvent contre de la procédure policière.

En plus de la traque de Hirtmann, une autre affaire bouleverse la région, une affaire qui nous rappelle quelque chose…

Effectivement, plusieurs jeunes femmes disparaissent sur une période assez longue, plus d’une décennie, dans le Sud-Est de la France, entre Toulouse et la vallée de la Garonne. Pour ceux qui sont de ma génération et qui ont vécu là-bas, c’est évident, on pense à Patrice Alègre. Mais l’idée était de s’en inspirer librement, sans chercher à faire du true crime, justement. C’est pour ça que je préfère prévenir dans mon avant-propos.

À quoi ressemble le panthéon du polar de Bernard Minier ?

Il y a d’abord les auteurs scandinaves. Jo Nesbø, dont je suis un fan absolu. En plus du climat de terreur qu’il installe dans ses romans, ses intrigues sont d’une richesse qui dépasse largement le cadre du polar. Henning Mankell aussi, bien sûr. Servaz doit beaucoup à Wallender. Si le décor de mon premier roman était une vallée enneigée, ce n’est pas pour rien non plus. On y trouve aussi Thomas Harris. Le silence des agneaux (1988) et Dragon rouge (1981) sont des chefs-d’œuvre indépassables. L’adaptation au cinéma du Silence des agneaux (1991) est un modèle de perfection aussi. D’une fidélité absolue et en même temps, il y a un supplément d’âme, une angoisse décuplée. Elle est moins connue, mais l’adaptation de Dragon rouge (2002) par Michael Mann est géniale !

J’ajouterais pour finir la veine espagnole. Dolores Redondo, Victor Del Arbol et, bien sûr, la figure tutélaire, Manuel Vázquez Montalbán. C’est un auteur que je relis souvent.

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Et en ce moment, que lisez-vous ? Quelle serait votre recommandation de lecture ?

Je vous épargne les mémoires de juge d’instruction que je lis pour préparer mon prochain roman. Je vais vous surprendre, je ne lis pas tant de polars que ça finalement. Je m’intéresse à d’autres littératures. J’adore la SF, par exemple. J’ai préfacé, pour Robert Laffont, Hypérion de Dan Simmons, une œuvre incroyable. Sinon, le livre que j’ai devant moi au moment où je vous parle, c’est J’écris l’Iliade de Pierre Michon, une langue sublime, un objet littéraire non identifié, mais passionnant. Je ne peux que vous le recommander.

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