Alors qu’il publie le tome 4 de la saga Bug, Enki Bilal poursuit sa grande fable visionnaire sur la mémoire, la technologie et les dérives du numérique. Rencontre avec un auteur pour qui la science-fiction est avant tout un miroir de notre humanité.
Qu’est-ce que ça vous fait de revenir dans l’univers de Bug ? On a l’impression que vous y vivez en permanence…
En réalité, je n’y reviens pas, parce que je ne le quitte jamais. Vous, lecteurs, attendez le tome suivant, mais moi, je déroule cette histoire en continu. Dès que j’ai terminé le 4, j’ai commencé le 5. Cet univers m’accompagne, ces personnages vivent avec moi, tout se déroule en temps réel. C’est pour ça que tout reste nourri d’événements du monde réel. Il y a de la réflexion, bien sûr, mais c’est aussi un travail d’instinct. Parfois, je me surprends moi-même : trois ou quatre pages avant la fin du tome 4, je ne savais pas encore comment j’allais conclure.
Le récit vous surprend-il encore ?
Oui, et je fais tout pour que ce soit le cas. J’aime cette liberté du récit qui se déroule presque seul, notamment aujourd’hui avec le cinquième volume. Le tome 5 sera différent : il faudra donner du sens à toute cette saga, expliquer le pourquoi du Bug, ce qu’il est vraiment.
Et votre héros, Obb, continue-t-il de vous surprendre ?
Je veille à ne pas être déçu par lui, mais oui, il me surprend, parce que je me laisse surprendre. Je le découvre au fur et à mesure. Le texte a pris une importance croissante, avec une double narration – il ne faut pas redire avec les mots ce que montrent les images. Ces personnages, que ce soit Obb ou Gemma, vivent en moi. Ils sont mes vecteurs de pensée. À travers eux, surtout dans la dernière ligne droite, j’essaie de dire ce que je pense de notre humanité et de ce que nous avons fait de notre planète.
« Le Bug nous met face à nous-mêmes, sans selfies, juste un miroir. »
Enki Bilal
Selon vous, Obb est-il un héros, un anti-héros ou une victime ?
C’est un peu tout ça à la fois. Un héros malgré lui, un témoin, un cobaye. Il reflète ma pensée, même s’il ne m’arrive pas ce qui lui arrive à lui. Je mets beaucoup de moi, y compris dans mes personnages féminins. Mais je n’aime pas les héros : je les traite toujours avec distance et dérision. Obb porte une symbolique humaine malgré lui, il devient un révélateur. C’est aussi ce que j’explore dans le tome 5.
Votre fiction semble rattrapée par la réalité : votre vision du monde a-t-elle évolué au fil des tomes ?
Je sais où je vais, la fin est claire dans ma tête, même si elle évolue un peu. Mais oui, le monde interfère sans cesse. Ce n’est pas de la vraie prospective, c’est une fable vivante. Par exemple, je savais très bien qu’il fallait à un moment donné faire entrer l’intelligence artificielle dans mon récit, mais je dois dire que j’ai été pris de vitesse, étrangement. Mais j’aurais dû la faire entrer dans le tome 3. Finalement, ce n’est que dans le tome 4 que j’ai pu l’intégrer. Ceci étant dit, le Bug reste au-dessus de tout : s’il survenait, il impacterait tout, même l’intelligence artificielle, puisqu’elle repose entièrement sur le numérique. C’est pour ça que je parle de récit vivant. En travaillant seul, sans scénariste, je peux me laisser surprendre et intégrer le réel au fil du travail.
Avec le recul, quelles ont été vos principales sources d’inspiration ?
Elles font partie de mon ADN culturel. C’est une focale forgée par des lectures et des films de science-fiction, des classiques anciens ou récents. On pourrait s’amuser à y voir du Philip K. Dick ou du Blade Runner (1982), mais ce n’est pas conscient. Ce magma de références fait désormais partie de ma manière de penser. Si quelqu’un veut analyser ces influences, pourquoi pas, mais ce n’est pas à moi de le faire ! [Rires]
La saga Bug est-elle, au regard de ses thématiques sur la mémoire et le numérique, une saga engagée ?
Oui, dans le sens d’un engagement personnel dans mon chemin créatif. Depuis La trilogie Nikopol (1980-1992) et Le sommeil du monstre (1998), qui prenait pour décor l’éclatement de la Yougoslavie – dont je suis originaire –, j’ai pris conscience de l’importance d’un regard prospectif sur notre monde. L’engagement prospectif nous amène sur des terrains et territoires de la science-fiction du futur. L’engagement y est plus fort, le passage par l’imaginaire donne de la force au message.
La science-fiction permet ça : elle amplifie les messages sans les asséner. Dans Coup de sang, j’évoquais déjà la planète qui se révolte ; avec Bug, je pousse cette idée plus loin. Le Bug nous met face à nous-mêmes, sans selfies, juste un miroir. Que reste-t-il quand on a confié toute notre mémoire au virtuel ? C’est une question essentielle, et oui, mon engagement passe par là.
Justement, la mémoire est au cœur de votre œuvre. Est-ce notre dernier rempart face au numérique ?
La mémoire vivante, avant tout, que l’on oppose à la mémoire vive. La mémoire vive – celle des machines – nous dépasse déjà. L’intelligence artificielle, c’est notre mémoire stockée, transformée, amplifiée. C’est fascinant, mais inquiétant. Je ne suis pas contre le progrès, mais il faut être très vigilant : toute grande invention porte en elle un côté sombre, et l’IA encore plus que les autres.
Le tome 4 est visuellement très fort. Comment avez-vous travaillé la couleur ?
Ce tome met en scène la binarité de notre époque : le bien contre le mal, sans nuance. C’est dangereux, car on ne se parle plus. Graphiquement, cela se traduit par un affrontement entre le bleu et le rouge, une violence sourde. Je déteste montrer la violence frontalement, je préfère la suggérer par les ambiances, les mots, la chromie. Le tome 4 prépare le 5, qui sera très différent, même dans sa forme.
Vos planches alternent narration et véritables tableaux peints. Comment avez-vous pensé ce mélange ?
Les parties plus picturales traduisent l’abstraction du Bug lui-même : cette entité minuscule, presque larvaire, mais d’une puissance colossale. Il fallait rendre visible ce conflit intérieur de manière abstraite. C’est venu comme une évidence. Il y a aussi les pages de presse, que j’utilise comme des respirations, des mises au point.
Qu’est-ce que ce tome 4 vous a appris sur votre métier ?
Que c’est une matière vivante. J’ai l’impression d’utiliser des choses que je connais, tout en allant ailleurs. J’y ai mis des points de vue plus personnels, notamment dans ces passages abstraits et dans le rapport texte-image. Peut-être que le lecteur ne le perçoit pas toujours, mais moi, je sens une progression.