Entretien

Astérix en Lusitanie : Fabcaro et Didier Conrad nous parlent de la création de l’album

23 octobre 2025
Par Robin Negre
Couverture de la BD “Astérix en Lusitanie“.
Couverture de la BD “Astérix en Lusitanie“. ©Éditions Albert René

À l’occasion de la sortie du très attendu Astérix en Lusitanie, L’Éclaireur a longuement échangé avec les auteurs autour de ce nouvel album. Interview.

Pouvez-vous nous raconter la naissance de ce nouveau projet ? Comment s’est-il présenté juste après L’iris blanc ?

Fabcaro : Logiquement, après un album de village — et encore, on n’est pas obligé de respecter cette tradition d’alternance –, j’avais envie de partir en voyage. J’ai un peu regardé où ils étaient déjà allés, ce qui restait comme destination, et je me suis aperçu qu’ils n’étaient jamais allés au Portugal. J’étais étonné d’ailleurs, parce que ça me semblait une destination évidente, c’est juste à côté de chez eux. Ne serait-ce que pour le voyage, je trouvais ça assez réaliste. J’ai présenté l’idée à l’éditeur, qui m’a dit : “Lance-toi”, et c’est parti comme ça.

Pour vous, qu’est-ce qui définit un album de voyage d’Astérix ? Aviez-vous des éléments précis en tête dès le départ ?

Fabcaro : C’est plus un esprit, je ne sais pas si j’arriverais à l’analyser, à l’intellectualiser, mais j’avais envie de m’inscrire dans la tradition des grands albums de voyage de l’époque Goscinny et Uderzo.
Il faut que ce soit un pays ou une ville identifiable, qui existe encore aujourd’hui, pour pouvoir créer des ponts entre l’Antiquité et aujourd’hui. Il faut de l’humour, il faut de l’aventure, mais ça, c’est dans tous les Astérix. Pour la dimension voyage, il faut aussi jouer avec les caractéristiques du peuple et du pays, sans verser dans la caricature, tout en restant bienveillant. Et, si possible, un petit aspect pédagogique. J’ai appris pas mal de choses sur le monde en lisant les albums d’Astérix.

C’est votre deuxième album ensemble. Votre collaboration a-t-elle évolué depuis le précédent ?

Didier Conrad : Pour L’iris blanc, on a travaillé sans vraiment se connaître. C’était un peu abstrait, mais sans difficulté. On a fait connaissance pendant la promotion de l’album, qui est très intense. On passe 12 heures par jour ensemble pendant trois semaines : on apprend vite à se connaître, à voir comment l’autre réagit, surtout quand on est fatigués. On a bien connecté.
On avait déjà un peu parlé de la suite à ce moment-là. Fabrice savait qu’il voulait aller sur le Portugal, ce qui tombait bien : c’était une destination évoquée plusieurs fois, mais jamais personne ne s’était décidé à le faire. Lui l’a proposé spontanément, et tout le monde était ravi. Pour ce deuxième album, tout s’est fait de manière encore plus fluide. On se connaît, on se fait confiance.

Comment se passe votre collaboration ? Cela part du scénario, du dessin ? Est-ce un aller-retour constant ?

F. : Ce n’est pas vraiment un aller-retour permanent, c’est plutôt linéaire. Une sorte de chaîne, même si le mot n’est pas très joli. Je commence par scénariser sous forme de storyboard et de découpage. Je procède par blocs de dix pages environ. Je les montre d’abord à l’éditeur, pour ajuster et affiner, puis je les envoie à Didier, et il commence ses recherches.

D. C. : Il se passe exactement la même chose au niveau du dessin. Dès que j’ai un certain nombre de pages, entre cinq et dix, j’envoie les crayonnés à Fabrice et à l’éditeur. Ils me font des retours : corriger une expression, changer un décor, montrer un personnage différemment… C’est souvent cosmétique. Le plus souvent, ce sont des modifications de textes réécrits par Fabrice avec du recul. Parfois, on me demande d’intégrer un caméo d’un personnage. Ce sont des détails.

Le fait que ce soit un album de voyage change-t-il votre manière de dessiner ? Est-ce plus compliqué qu’un album de village ?

D. C. : Quand on reste dans le village, je dois reproduire ce qui existe déjà. Il y a peu de variété possible. Les personnages sont les mêmes, bien qu’il puisse y avoir des personnages extérieurs, mais on reste dans un décor familier. Dans un voyage, il n’y a que des choses qu’on n’a pas vues auparavant, donc c’est plus créatif. Il y a un vrai apport, c’est plus stimulant. Je me sens plus libre, même si je dois rester dans l’univers d’Astérix. C’est un exercice intéressant. J’aime les albums dans le village pour l’acting, les expressions, le comique. Pour les albums de voyage, c’est pour la variété.

L’héritage d’Astérix, en France, et au-delà, est immense. On a tous en tête les albums de Goscinny et Uderzo. Est-ce une pression ou, au contraire, un cadre rassurant quand on travaille sur une telle série ?

F. : C’est quelque chose qui se vit en plusieurs étapes. D’abord, c’était émouvant quand on m’a dit que j’allais reprendre le travail d’Uderzo et Goscinny. Ensuite, il faut éviter de trop penser à ce que ça représente, sinon on risque vite d’être tétanisé. Astérix, c’est du patrimoine, c’est lourd à porter. Mais en même temps, quand on aime cet univers, on s’amuse très vite. Et puis, il y a une troisième étape : les retours. On comprend que ce personnage est hors norme. Astérix, c’est au-delà de la bande dessinée : il appartient à tout le monde. Donc, quand l’album sort, il y a un mélange d’émotion, d’excitation, mais aussi d’appréhension. On se dit qu’on n’a pas intérêt à s’être raté, parce qu’on est très attendu !

D. C. : Oui, c’est vrai qu’au départ, on se dit qu’il va falloir faire attention à tout, qu’il y a énormément d’attentes. Et comme on est qui on est, avec nos habitudes, nos automatismes, il faut faire un vrai travail d’introspection. Se demander “Qu’est-ce qui, chez moi, pourrait m’empêcher de le faire correctement ?” C’est une remise en question. Mais ce n’est pas une contrainte. Travailler sur Astérix, c’est un peu comme entrer dans une famille. Il y a quelque chose de très fort autour de cette série, et tout le monde a conscience de ce que ça représente. Ce n’est pas un album comme les autres. C’est quelque chose qui fait partie de l’héritage commun. Donc oui, il y a des contraintes. Mais ce sont les contraintes qu’on accepte naturellement, comme dans une famille qu’on aime profondément. Il y a des règles, du cadre, mais c’est normal.

Maintenant que vous avez plusieurs albums d’Astérix à votre actif, est-ce que votre regard a évolué ? Chaque album est-il un retour à zéro ? Comment voyez-vous ce chemin ?

D. C. : Personnellement, avant Astérix, j’avais un style déjà très ancré dans la tradition franco-belge, dans le cadre Franquin et Hergé. Je pensais qu’Astérix, c’était ça aussi : de la BD franco-belge très structurée. En réalité, ce n’est pas tout à fait le cas. Même le scénario est hors norme par rapport à la culture BD traditionnelle. Niveau graphique, ce qui est franco-belge est codifié et rigoureux. C’est ce qui donne l’attrait du genre. Uderzo n’avait pas cette forme d’esprit. Il était beaucoup plus libre, plus émotionnel dans sa manière de dessiner. Son style changeait constamment, sans trajectoire linéaire, ce n’était pas prévisible. Dans mon esprit, j’ai voulu synthétiser tout ça, chercher une sorte de “design idéal” d’Astérix. Mais aujourd’hui, après sept albums, je comprends que ce n’est pas possible.

Si vous en aviez la possibilité, aimeriez-vous sortir du cadre de la BD franco-belge, avec son gaufrier récurrent et son style codifié ?

D. C. : En théorie, oui. Quand j’ai commencé la BD, j’avais justement envie que ce style soit plus libre. L’arrivée du manga, par exemple, a été très inspirante pour moi : une autre manière de raconter, un rythme différent. La bande dessinée franco-belge reste très synthétique. On raconte le maximum de choses en un minimum d’espace. Le manga, lui, peut se permettre de n’exprimer qu’une idée par image. Le temps a une vraie place dans le manga, alors que dans la BD franco-belge on utilise l’ellipse tout le temps. On ne peut pas “réconcilier” les deux. On ne peut pas faire une synthèse du comic book, de la BD franco-belge et du manga en espérant que ça donne quelque chose de supérieur. Ça n’existe pas. Chaque médium a ses spécificités et ses avantages.

Pour revenir à Astérix en Lusitanie, une fois la destination décidée, par quel bout avez-vous attaqué le scénario ? Par le thème, la finalité, l’envie de voyage ?

F. : Au tout début, je n’ai que la destination en tête. Je me dis : “Bon, ils vont en Lusitanie.” Et à partir de là… qu’est-ce qu’on fait ? Je connais un peu le Portugal moderne, j’y suis allé en vacances, mais pas la Lusitanie antique. Donc j’ai commencé par faire des recherches historiques. C’est là que j’ai découvert Viriate, une sorte de Vercingétorix lusitanien. J’ai aussi appris que la Lusitanie était le premier producteur de garum [une sauce de poisson, ndlr], exporté dans tout l’Empire romain. Il y avait peut-être une histoire à faire autour de ça. Puis, je vois avec quoi je peux m’amuser, les caractéristiques culinaires, ce genre de choses. Dans les albums d’Astérix, il y a aussi, toujours, un thème sociétal en parallèle. Cette histoire de garum exporté, cela peut être un prétexte de parler de la mondialisation, des échanges commerciaux. Ensuite, on construit autour en mettant de l’humour un peu partout. Parce que, pour moi, Astérix reste une comédie. Il y a de l’aventure, de la pédagogie, donc je me fixe comme minimum syndical d’essayer de faire rire, que j’y arrive ou pas. [Rires]

Est-il difficile de trouver l’humour d’Astérix ?

F. : Je ne vais pas vous répondre oui, sinon ça va sembler… [Rires] Mais j’ai tellement lu Astérix depuis tout petit que je pense voir à peu près ce qu’il faut faire. De là à y arriver, bon ! Goscinny reste mon grand maître de scénario. Le but, c’est d’atteindre un Astérix qui serait du niveau de Goscinny. Je vais vous spoiler la fin : c’est inatteignable. On ne peut pas faire du Goscinny. Le but, c’est de s’en approcher. Il va me falloir encore une bonne trentaine d’albums pour m’en approcher ! [Rires]

Chaque album d’Astérix contient aussi une dimension très contemporaine. Est-ce un passage obligé, selon vous ? Ou quelque chose que vous laissez venir naturellement ?

F. : C’est un passage obligé, oui. Et je pense que c’est justement ce qui fait que les albums d’Astérix ne vieillissent pas. Ce ne sont pas des histoires sur l’Antiquité : ce sont des albums qui parlent de notre monde contemporain. Chaque fois, on a une photographie du monde actuel, mais déguisée en histoire antique. Et c’est aussi un ressort de comédie très efficace. Les anachronismes, il n’y a rien de plus drôle dans les Astérix. Enfant, j’adorais retrouver dans l’Antiquité des éléments du quotidien.

Astérix, Obélix, Idéfix… mais aussi toute la galerie de personnages secondaires. Est-ce que vous réfléchissez à accorder plus de place à certains ? Est-ce que vous avez des favoris ?

F. : On me dit souvent qu’on sent que j’adore Obélix, et c’est vrai. Pour moi, c’est le ressort comique. Astérix fait avancer l’intrigue, mais Obélix apporte le rire. Comme je tiens à ce que ça reste une comédie, je le mets beaucoup en avant. Dans L’iris blanc, j’avais aussi envie de donner plus de place à Abraracourcix, qui me semblait sous-exploité. Là, dans Astérix en Lusitanie, c’est un album de voyage, donc on retrouve surtout Astérix et Obélix.

D. C. : Obélix, tu l’as à nouveau bien développé. Mais ce n’est pas une critique !

F. : C’est un peu mon travers, je vais bientôt appeler ça Les aventures d’Obélix. [Rires] Mais c’était aussi l’occasion d’introduire de nouveaux personnages, notamment les Lusitaniens, qui sont assez pittoresques.

Sur le plan graphique, comment abordez-vous la création de ces nouveaux personnages ?

D. C. : C’est le plus amusant. Il faut qu’ils s’intègrent parfaitement dans l’univers d’Astérix. Je pense que je n’ai pas trop de problèmes à faire ça. Le développement de personnages, c’est quelque chose que j’ai toujours fait avec une certaine prédisposition. Déjà enfant, mes dessins étaient surtout des tas de personnages. Et plus tard, même chez DreamWorks, on m’a demandé de travailler là-dessus. Je regarde énormément la physionomie des gens, leurs traits, leurs attitudes… Ça me nourrit pour la caricature. Je commence d’ailleurs chaque album par la création des personnages. Et étrangement, que j’en crée 5 ou 20, ça me prend toujours un mois.

Est-ce que vous relisez les albums de Goscinny et Uderzo pendant la création d’un nouvel album ?

F. : Je les ai tellement lus, toute ma vie, que je les connais presque par cœur. Mais parfois, oui, je retourne voir un album pour vérifier qu’une vanne n’a pas déjà été faite, ou juste pour le plaisir de relire. Là, ce n’est même plus du boulot, c’est du pur plaisir de lecteur.

D. C. : Ça dépend. Si l’album se passe dans le village, je vais revoir les anciens pour observer la configuration des lieux. Parce que le village change légèrement. Je dois me décider sur la disposition, ayant la liberté de le changer d’un album à l’autre. Je regarde aussi les personnages récurrents pour fixer leur design dans l’album en cours. Pour La Lusitanie, j’ai aussi beaucoup relu Astérix en Hispanie, pour être sûr qu’il n’y ait rien qui se chevauche ou se ressemble. Pour que cela soit bien spécifique à la Lusitanie.

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Quand l’album sort, qu’il ne vous appartient plus vraiment… Qu’est-ce qu’il vous en reste ? Qu’est-ce que vous ressentez à ce moment-là ?

D. C. : C’est un peu comme si on relâchait un animal qu’on a soigné. On l’envoie dans la nature et on se demande comment il va s’en sortir. C’est un soulagement, bien sûr. Mais aussi un déchirement. Parce qu’on ne peut plus rien retoucher, c’est terminé.

F. : Pour moi, il y a un manque. Une forme de baby blues. On passe des mois à jouer avec eux, puis l’album ne nous appartient plus, il appartient au public. Et très vite, les personnages me manquent. Je n’ai qu’une envie : me relancer dans une nouvelle histoire.

Dernière question, même si on va sûrement vous la poser souvent : la suite, vous l’imaginez comment ? Village ou voyage ? Des envies déjà en tête ?

F. : Déjà, je ne sais pas encore si Jean-Yves Ferri [Le précédent scénariste d’Astérix, ndlr] va avoir envie de reprendre ou pas. À priori, il a encore envie de se reposer un peu, mais je ne sais pas du tout. S’il me laisse encore la place, moi, logiquement – toujours pour respecter cette histoire d’alternance à laquelle je tiens –, j’irais volontiers vers une histoire de village. Et dans ce sens, je n’ai pas pu m’empêcher de réfléchir déjà à quelques idées. J’ai des pistes…

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