Si l’intérêt pour les faits divers ne s’est jamais démenti depuis une centaine d’années à travers une presse spécialisée, des reportages radiophoniques ou des documentaires télévisés, son implantation dans la littérature est plus récente. Entre le réel et la fiction il n’y a qu’un pas, franchi allègrement par le true crime qui exploite les affaires criminelles avec un regard littéraire. Quand le journalisme utilise les codes narratifs du genre policier pour rendre son récit encore plus captivant
Les origines
En publiant en 1966 De sang-froid, Truman Capote marque un grand coup dans l’histoire du polar et de la littérature en général, faisant de son roman un classique dès sa sortie. Vendu à plus de huit millions d’exemplaires en quelques mois, son récit qui n’est en rien fictif, en fait un véritable phénomène d’édition et amène son auteur au firmament des écrivains stars de l’époque.
Parue l’année précédente sous forme de feuilleton dans The New-Yorker, son enquête pointue et amplement documentée sur un quadruple meurtre dans la ville de Holcomb au Kansas lui apportera fortune et prospérité. Une reconnaissance internationale sûrement due à son implication personnelle.
Après avoir découvert le fait divers dans un quotidien en 1959, Truman Capote s’installe sur place pour recueillir des témoignages et s’imprégner du contexte du lieu. Aidé par son amie Harper Lee qui vient de faire paraître son roman bientôt culte Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, ce n’est pas moins de 8000 feuillets qu’il consignera pendant ses recherches, s’attachant à décrire le plus finement le profil psychologique des deux jeunes assassins.
Sous-titré Récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences, c‘est cette partie, au fond très humaine, qui permet au lecteur d’entrer dans la tête de « monstres » et qui marquera le public durablement, mais aussi l’auteur lui-même du fait de la relation qu’il avait engagé avec les deux criminels emprisonnés. Une relation dont il ne se remettra jamais tout à fait. Par ce récit littéraire non-fictionnel, l’écrivain impose un style nouveau et les prémices d’un nouveau genre.
En 1979, Norman Mailer, écrivain déjà mondialement connu, publie Le Chant du bourreau et plonge à son tour corps et âme dans une affaire criminelle. On nomme l’exercice « New Journalism », un nouveau journalisme qui emprunte à la littérature ses techniques narratives pour mieux vous plonger dans le contexte social et psychologique du crime.
Il s’agit ici d’un double meurtre perpétré par un jeune américain de confession mormone, Gary Gilmore. Mailer s’attachera à décrire tous les tourments de sa vie et les cas de conscience d’un homme aux abois qui arrêtera, à sa demande, tout recours judiciaire et accélérera ainsi son exécution.
Sous-titré Une histoire d’amour américaine, l’ouvrage s’attache notamment à reconstituer les déboires sentimentaux de cet antihéros qui le fascine tout autant qu’il lui fait peur. En 1977, Gilmore sera le premier condamné à mort à voir sa peine appliquée depuis 1967. Norman Mailer obtiendra lui, en 1980, le prix Pulitzer pour ce roman phare de la non-fiction littéraire.
Plus proche de nous, en 2000, est publié en France un des récits de « true crime » les plus marquants. L’affaire Romand est encore dans toutes les mémoires. Cet homme qui en 1993, après avoir caché vainement sa véritable situation financière et professionnelle à sa famille pendant dix-huit ans, tuera sa femme en lui brisant le crâne, puis ses deux enfants de cinq et sept ans et ses propres parents à coups de fusil, avant de tenter de se suicider à l’aide de médicaments. Contrairement à ce qu’il leur avait croire, il n’avait pas d’argent, il n’était pas médecin et ne pouvait subvenir à leur train de vie plus longtemps.
Cette histoire de double identité et de mensonge, flirtant avec de la folie, qui intrigue et fascine Emmanuel Carrère : un tournant dans sa carrière d’écrivain s’opère alors avec la publication de L’Adversaire.
Il enquête, rencontre et tente de comprendre comment un homme qui paraissait être tout ce qu’il y a de plus normal en arrive à commettre un crime effroyable. Refusant pour son livre la catégorie de roman, l’écrivain explique qu’il pratique la « phrase documentaire », un mélange entre l’objectivité factuelle du travail documentaire et la subjectivité personnelle du récit fictionnel. Arguant le style de Truman Capote en modèle, il réussit à son tour à capter l’essence même de la personnalité criminelle et aussi une certaine idée de la société qui l’a fait naître.
L’enracinement
Le récit littéraire de non-fiction ne concerne pas que les meurtres les plus horribles. En 2013 Philippe Jaenada s’attache à retracer le parcours rocambolesque d’un gangster haut en couleurs dans son roman éponyme Sulak.
As de l’évasion, le personnage en question, Bruno de son prénom, fait rapidement figure dans les médias français de gentleman cambrioleur. Avenant, le braqueur arrêté plusieurs fois ne semble pas vouloir voler simplement par appât du gain mais aussi beaucoup pour l’épate, sans jamais se départir de ses bonnes manières.
Il mourra lors d’une évasion avortée. Le regard scrutateur qu’apporte Philippe Jaenada est aussi bien dans l’empathie que dans la recherche d’explication. Avec son récit très personnel, il forme que l’on pourrait appeler le roman vrai d’Arsène Lupin. Cocasse mais non moins documenté, ce récit deviendra la marque de fabrique de l’écrivain français.
Le genre « true crime » prend certainement une nouvelle ampleur avec la publication en 2017 de L’Empreinte d’Alexandria Marzano-Lesnevich. Le succès international de ce livre s’explique notamment par le fait que l’auteure y met une grande part d’implication personnelle.
En 2003, alors qu’elle est étudiante en droit, elle va s’attacher au cas de Ricky Langley, meurtrier et pédophile, dont la condamnation a été commuée de la peine capitale à la perpétuité. Farouche opposante à la condamnation à mort, sa foi vacille face au personnage et à l’enquête qu’elle retranscrit ici de façon littéraire en découvrant toutes les imbrications personnelles que cette affaire va avoir sur elle. Une façon habile et poignante de questionner la vérité, ses instincts et sa propre humanité.
Dernier grand succès du genre, American predator de Maureen Callahan publié en 2019 retrace avec force détails et tout autant d’effarement la piste du mal à travers la personne d’Israel Keyes.
Recherché au départ pour un crime après avoir été formellement identifié via une caméra de surveillance, le suspect va se révéler être l’auteur de bon nombre de forfaits qu’il aurait commis sur son passage. Père de famille insoupçonnable, la figure de la cruauté est ici attentivement étudiée et documentée, confirmant l’importance de captiver son public grâce à des enquêtes plus vraies que nature. Le roman sera consacré par le Grand prix de littérature policière. Le genre « true crime » n’a pas finit de faire des émules.
Le renouveau
Nouvel élan pour le genre, l’éditeur de poches 10-18, réputé notamment pour son domaine policier, publie en collaboration avec le magazine Society une collection qui lui est entièrement dédié. Reconstituant une géographie de l’Amérique criminelle, les titres de la collection auront pour but de reprendre sous forme romanesque les plus grands faits divers américains, tout en restant fidèles à la réalité.
Les auteurs sont pour la plupart issus du magazine Society qui s’était distingué en 2020 par une enquête fleuve sur l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès et sa mythique disparition : pas moins de 400 000 exemplaires vendus.
Premier tome de la collection : L’Affaire du Golden State Killer de William Thorp avec pour cadre la Californie. Cela pourrait être idyllique si l’on faisait abstraction de pas moins de 140 cambriolages, 50 viols et 13 meurtres, tous l’œuvre d’une seule et même personne arrêtée en 2018 après 42 ans de traque.
L’auteur s’évertue bien sûr à comprendre comment le criminel a pu passer à travers plusieurs décennies de recherche alors qu’il agissait toujours dans le périmètre du comté de Sacramento. Il reconstitue ainsi habilement le contexte des années 1970 et 1980 notamment : la Californie hippie ou les méthodes policières de l’époque, avant d’en venir à la conclusion que l’enquête aurait pu ne jamais aboutir sans la détermination sans faille de deux policiers et le recoupement d’analyses ADN.
Second volume : L‘Affaire Alice Crimmins, d’Anaïs Renevier à New-York relate l’histoire tortueuse d’une mère de famille accusée d’avoir assassiné et sauvagement mutilé ses deux jeunes enfants. Une femme que l’on qualifierait de libre aujourd’hui : fêtarde, grande gueule, aimant l’alcool et le sexe, elle a le profil de la coupable idéale en 1964. Divorcée, trop belle, trop indépendante, elle est serveuse dans un bar et fréquente des politiciens et des mafieux.
Figure de sorcière pour certains, son accusation est symptomatique d’une certaine idée que l’on peut se faire des années 60. Vertigineux !
Le troisième paraîtra le 1er juin 2023. Il aura pour cadre l’Ohio avec L’Inconnu de Cleveland par Thibault Raisse : une plongée dans une affaire criminelle américaine en forme de poupées gigognes. En 2002, lorsque le cadavre de Joseph Chandler est découvert par la police, tout porte à croire qu’il s’agit d’un suicide. Cependant, l’un d’eux remarque qu’aucune empreinte n’est présente, que ce soit chez lui ou dans sa voiture. Qui peut bien prendre la peine d’effacer toute trace de la présence de cet homme retraité qui semblait vivre en ermite ? Le mystère s’épaissit lorsqu’une enquête démontre que le vrai Joseph Chandler est mort depuis longtemps. Qui est donc cet homme ? Quels secrets peut-il bien cacher ? Encore un fait divers marquant et dont a hâte de connaître la résolution et ses répercussions dans la société. Ce n’est pas moins que la définition d’un grand roman policier !