Sélection

La Librairie de Sébastien : Mes coups de cœur du mois

04 avril 2024
Par Sébastien Thomas-Calleja
La Librairie de Sébastien : Mes coups de cœur du mois

Sébastien, libraire à la Fnac Bercy-Village, présente ses coups de cœur du mois. 2 romans ancrés dans le réel qui disent beaucoup de notre époque : l’un avec sensibilité à travers le portrait d’une famille rurale des années 1960 qui cache un lourd secret, l’autre doté d’un certain sens de l’humour irrévérencieux, sur la lente décomposition d’une agence de presse soumise au diktat économique et la résignation facile de son personnel. On s’identifie, on réfléchit et l’on vibre aussi !

Les Sources – Marie-Hélène Lafon (Buchet-Chastel)

Le samedi est jour de la grande toilette à la bassine, pas seulement dans l’évier comme les autres jours de la semaine. Il faut donc s’y mettre sans tarder pour laver les trois enfants, Isabelle, Claire et Gilles. Pourtant, elle, la mère, dont on ne connaît pas le prénom, se pose quelques instants avant de commencer la corvée. Le temps de réfléchir et de se remémorer : son mariage il y a huit ans, la ferme achetée que l’on rembourse avec la production de Saint-Nectaire. Les affaires tournent bien, on achète une voiture. Elle a même pu passer son permis. On embauche un vacher et un commis pour aider Pierre, le mari et père, dans la traite des vaches, et une bonne aussi pour la soulager elle dans ses tâches ménagères. Tout le monde n’a pas de bonne, elle n’a pas de quoi se plaindre. Et bien sûr il y a ses trois grossesses, trois enfants en peu de temps qui ont alourdi son corps jusqu’à le déformer.

Nous sommes le samedi 10 juin 1967, à la ferme de La Bouysse, dans la vallée de la Santoire au cœur du Cantal, elle a trente ans et déjà une vie bien remplie. Une belle vie de femme, mère et patronne en somme. Une vie réussie, si ce n’était les coups, les brimades, les humiliations récurrentes sur son incapacité à tenir une maison, sur sa fatigue permanente, lui qui travaille tant pour elle qui lui doit tout. Voilà sa récompense de mari : une femme qui ressemble de plus en plus à l’une de ses vaches laitières, impotente et inutile sauf pour donner son lait ou nourrir les enfants, car ce n’est certainement pas lui qui s’en occupera. Il a autre chose à faire, il a des responsabilités.

Les mots sont lourds, pesés, pas un de trop mais aucun ne manque pour décrire la spirale de la violence conjugale dans laquelle elle est enfermée. Pierre dort, il ne faut pas faire de bruit. Elle a pourtant encore beaucoup de tâches ménagères à accomplir, et si elle ne fait rien, elle sait qu’elle sera bonne pour une nouvelle “dérouillée”. Que faire ? Elle se sent prise au piège au sein d’une souricière qu’elle croit elle-même avoir refermée. La culpabilité, ce sentiment incertain que l’on applique à des situations face auxquelles on n’a aucune explication. Elle s’en veut car elle pense qu’elle aurait dû se douter que sa vie allait être un enfer avec un homme. Elle aurait dû réagir tout de suite après la première “rouste” qu’elle a prise en pleine face, dans tous les sens du terme, seulement deux petites semaines après son mariage. Ce sont ses pensées en ce début de journée, ce samedi 10 juin 1967. Elle ne sait pas encore que demain sa vie sera bouleversée.

Dimanche 19 juin 1974, sept ans plus tard, c’est Pierre que nous retrouvons seul à la table de la ferme, ruminant un passé perdu définitivement et paumé dans une nouvelle société qu’il ne comprend pas du loin de son exploitation isolée. L’émancipation des femmes post 68 et les bouleversements sociétaux qui ont suivi lui sont indéchiffrables. Il a tant de labeur à accomplir, pourquoi s’appesantir sur ses revendications qui ne sont que jérémiades selon lui.

Jeudi 28 octobre 2021, Claire, la deuxième fille du couple, est devant la porte de la ferme mais ne souhaite pas franchir le seuil. Elle sait pourtant où se cache la clef, mais elle n’entrera pas dans cette demeure de malheur qui l’a vue grandir, s’affirmer et s’émanciper.

Une vie de femme et une vie de famille racontée avec une grande pudeur dans un style sec, parfois argotique, souvent factuel mais toujours tranchant, d’où s’écoule pourtant une grande tendresse. Les Sources de Marie-Hélène Lafon, un roman bref, en trois époques de plus en plus resserrées qui développent l’intensité dramatique et accélèrent la lecture jusqu’à rendre l’atmosphère étouffante. Des sources vives et inépuisables qui ne cessent de couler en vous et forgent votre personnalité tout en dessinant en creux le portrait d’une société transformée. Un superbe récit dont on ne sort pas indemne.

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Il suffit de traverser la rue – Éric Faye (Seuil)

Si le titre vous rappelle quelque chose, c’est normal. Il fait référence à une phrase d’Emmanuel Macron qui avait fait polémique en 2018 lorsque, répondant à un jeune chômeur fleuriste de formation, le président de le République lui avait dit qu’il n’avait qu’à « traverser la rue pour trouver du travail » dans les restaurants qui cherchaient de la main d’œuvre. Pourtant, loin de vouloir relancer le débat, ce roman n’est en rien une réponse à cette sentence. Il s’attache plutôt à décrypter les raisons pour lesquelles on peut se retrouver au bord du trottoir à chercher une place qui n’existe pas.

Aurélien Babel, 57 ans, 30 ans de journalisme derrière lui, travaille dans la filiale française de MondoNews, une agence de presse internationale dont le siège se trouve à Seattle. Au commencement, il ne s’agit que de la rumeur d’un plan social de grande ampleur à venir. La menace se rapprochant, le récit se concentre sur la léthargie symptomatique de presque toute la rédaction. Une résignation à faire pâlir d’envie tout dictateur dans un milieu pourtant d’un haut niveau socio-culturel : « peu d’entre nous protestaient, sauf à grommeler dans leur barbe« . Des cadres CSP+, des salaires qui tournent autour des 4 à 5000€, mais personne n’envisage ne serait-ce qu’une petite baisse de revenus pour sauver des emplois ou même sa place par « panurgisme et pleutrerie« .

Ubuesque tout en étant très réaliste, le récit se transforme peu à peu en foire d’empoigne pour savoir lesquels méritent plus que d’autres d’être licenciés et de toucher des indemnités. Même si la conscience d’Aurélien Babel vacille, il suivra le mouvement, plongé dans un individualisme forcené, quitte à se retrouver sur le bord du trottoir.

Avant d’en arriver là, c’est toute la palette de signes très actuels de notre société qui est déclinée : la novlangue du management, l’efficience à tout crin préférant les articles qui font le buzz plutôt qu’un sujet bien traité, l’évaluation tous azimuts, la pression du supérieur hiérarchique qui « aimait tellement les 35h qu’il les faisait deux fois dans la semaine« , le parcours kafkaïen à Pôle Emploi, ou encore le business de la formation de reconversion qui se nourrit des plans sociaux.

On rit souvent, mais on a peur aussi face à l’acuité sévère dont fait preuve l’auteur qui a lui-même travaillé dans le milieu journalistique. Que reste-t-il à Aurélien Babel à part des antidépresseurs et la poésie pour se constituer « une existence d’animal triste » ?

A la lisière du désespoir abyssal de Michel Houellebecq et de l’humour mélancolique de Jean-Paul Dubois, Il suffit de traverser la rue d’Éric Faye est un excellent roman social à hauteur d’homme, c’est-à-dire sans idéologie, dans lequel les faits se suffisent à eux-mêmes et ressemblent beaucoup à une parabole sur la vie d’une absurdité désespérante.

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Article rédigé par
Sébastien Thomas-Calleja
Sébastien Thomas-Calleja
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