Des livres courts, des phrases cinglantes comme dénuées d’affect, une observation minutieuse du monde… L’œuvre d’Annie Ernaux fait partie du quotidien de nombreux lecteurs depuis le début des années 1980. Couronnée du Prix Nobel de littérature 2022, elle est l’une des plus singulières autrices de notre époque. Portrait.
Une jeunesse (dé)formatrice
Lorsqu’une autrice fait de l’autofiction sa marque de fabrique, il est difficile de concurrencer ses écrits pour en tracer la biographie. Les grands faits, on les connaît : Annie Ernaux, née Annie Duchesne naît à Lillebonne en 1940, dans un milieu prolétaire. Ses parents ouvriers changent de voie en réussissant à ouvrir un café-épicerie à Yvetot. La jeune fille réussit le collège puis le lycée de la capitale du pays de Caux et intègre ensuite l’Université de Rouen. Elle y devient professeur, obtenant par la suite l’agrégation de lettres modernes, et commencera très vite à enseigner, après une expérience comme jeune fille au pair en Angleterre.
Le plus important, sans doute, pour sa carrière à venir, demeure le vécu « sociologique » de la jeune femme. Amatrice de littérature, celle qui a affiché très vite une phrase de Paul Claudel comme mantra dans sa chambre d’enfance (« Oui, je crois que je ne suis pas venu au monde pour rien et qu’il y avait en moi quelque chose dont le monde ne pouvait se passer ») a vécu le phénomène d’élévation sociale des Trente Glorieuses. Comme des millions de Français à l’époque, elle a rejoint la classe moyenne malgré une enfance dans une classe populaire. À jamais transfuge, elle va faire de ce particularisme l’une des clés de lecture de son œuvre à venir.
Premiers écrits, premiers succès
Malgré un roman refusé par Le Seuil, et à ce jour inédit, Annie Ernaux trouve sa place dans la littérature dès sa trentaine, avec la parution de son premier roman, Les Armoires vides. C’est une véritable fiction, bien que l’autrice y revienne sur un événement douloureux de sa propre existence : à travers ce livre, elle dépeint son avortement clandestin, subi alors qu’elle était étudiante, à tout juste 24 ans. La description des affects mentaux de la narratrice pendant l’opération ouvre le récit sur des souvenirs d’enfance et d’adolescence, et aborde en outre la disparité des classes sociales que côtoie l’héroïne.
Ce thème, central, revient rapidement dans l’œuvre d’Annie Ernaux, dès Ce qu’ils disent ou rien, où la rédaction d’une dissertation par une lycéenne devient le prétexte à une digression sur le langage, parlé, écrit, familier ou soutenu, comme marqueur social. Une interrogation qui se retrouve dans le style de la jeune romancière, qui brasse, par ses dialogues, les pensées, tous les registres. Succédant dans l’exercice au Sartre des Mots ou à l’œuvre de Céline, cette première phase de recherche sur l’écriture du « Je » par le biais de la fiction déguisée se termine avec La Femme gelée, ou la tribulation intime d’une jeune mère de famille professeur en province, un personnage qui doit beaucoup à ce que vit alors Annie Ernaux.
La naissance d’une plume singulière : La Place
C’est le livre d’une génération, d’une autrice, d’une époque. La Place, Renaudot 1983, apporte à Annie Ernaux une notoriété nouvelle. Ce succès, elle le doit autant au sujet qu’elle traite – la vie de son père, comme homme d’abord, comme figure paternelle qui s’échappe ensuite -, qu’à la portée universelle de son style et de ses analyses. En effet, se débarrassant des affèteries qu’on trouvait encore, dans ses trois premiers romans, l’autrice adopte un style blanc, ou « plat », sans affect, avec une rigueur presque clinique. Cette mise à distance, combinée aux différentes notions de sociologie critique qu’elle aborde à travers sa propre histoire familiale, contribue à l’efficacité de ce livre qui aborde encore une fois la difficulté de communication entre une transfuge de classe et ses parents.
Après la perte de son père, c’est la fin tragique de sa mère qu’Annie Ernaux abordait dans Une femme, récit miroir de La Place, qui insiste à nouveau sur la difficulté du dialogue entre deux générations, et deux milieux sociaux. Installée à Cergy-Pontoise, l’autrice se livre à un nouvel exercice dans les années qui suivent : elle consigne, avec son style détaché et clinique, l’observation de la vie telle qu’elle se déroule au sein de la ville nouvelle, dans les gares, les trains de banlieue et les RER, pour aboutit au Journal du dehors. Si la forme retrouve celle du journal intime, le fond aborde davantage les réalités sociologiques de l’existence en grande banlieue, ponctuée par les trajets pendulaires et la course à la consommation. Elle reviendra à ce format de « journal extime » en 2014 avec Regarde les lumières mon amour.
L’autofiction à portée sociologique : le fil de l’œuvre d’Annie Ernaux
Révolutionnaire dans son approche de l’écriture du Je, Annie Ernaux traite parfois, à une décennie d’écart, d’un même fait, pour mieux varier les formes. Ainsi, Passion simple, récit de son aventure avec un diplomate soviétique à la fin des années 1980, a trouvé son double avec Se Perdre, publié neuf ans plus tard, et qui adopte cette fois la forme du journal, avec moins de distance narrative, et davantage d’instantanéité. Pour L’Événement, en 2000, elle choisit de revenir à l’avortement des Armoires vides. Mais la narratrice tire d’autres fils de son histoire et de sa mémoire, pour mieux voir ce moment sous un autre prisme. Je ne suis pas sortie de ma nuit recueille par ailleurs les extraits du journal intime d’Annie Ernaux qui ont servi de notes pour la création d’Une Femme.
Récemment, avec un livre comme Les Années, dans lequel elle commente des photos significatives de sa vie, reconstituant par l’intime toute une mémoire universelle des décennies passées, avec un grand attachement au devenir sociologique des êtres. C’est que cette autrice bourdieusienne, très engagée à gauche, parvient à un rare équilibre entre la narration de son existence et la compréhension du monde.
En témoigne une œuvre comme Mémoire de fille, qui, centrée sur la perte de sa virginité en 1958, devient un livre féministe sur cette génération de femmes, aujourd’hui à l’âge d’être grand-mères, qui ont vécu toutes les transformations sociales de ces dernières années, jusque dans leur chair. C’est dire l’actualité d’une œuvre qui aide à connaître et comprendre ce qui nous entoure par petites touches et sans ornements outranciers.
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