Tardi publie chez Casterman le tome 3 de Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB : Après la guerre, un album historique qui clôture son travail autour de la Grande Guerre et de son père. À cette occasion, il revient sur son travail, sur les difficultés à écrire une série et sur le possible retour d’Adèle Blanc-Sec. Rencontre avec un dessinateur culte, devenu historiographe et spécialiste de la Grande Guerre.
« Je vais dessiner un personnage que j’ai beaucoup dessiné… »
« Je l’ai délaissé un petit peu ces derniers temps, n’est-ce pas. J’espère que vous allez le reconnaître… Un personnage féminin, c’est Adèle Blanc-Sec, avec ses taches de rousseur, son chignon. C’est un personnage que j’ai laissé un petit peu de côté. Il y a seulement 9 bouquins, 9 albums. J’en avais commencé un 10e il n’y a pas très longtemps en me disant que ce serait le 10e et le dernier. J’ai dessiné une douzaine de planches et je l’ai laissé tomber parce que je ne suis vraiment pas un dessinateur qui est fait pour faire des séries interminables. Je préfère explorer des territoires que je ne connais pas. »
« Vous allez me dire la guerre de 14, ça fait un moment que je travaille là-dessus ! »
« Mais il y a tellement de choses à raconter que, même en étant un petit peu spécialisé, chaque fois, on découvre des choses, on apprend des choses, et j’éprouve le besoin de les partager et d’en parler. Alors qu’avec la série, avec un personnage qui revient toujours, il n’y a plus grand-chose à faire au bout d’un moment, quand on a défini son caractère. On peut évidemment multiplier les aventures ! On est dans un cadre de roman feuilleton, et c’est interminable… On peut en rajouter, en rajouter, en rajouter… Il y a un moment où il faut passer à autre chose.
C’est pour ça qu’Adèle Blanc-Sec est en sommeil actuellement. Il y a un dixième album en chantier qui attend. Je vais quand même faire ce dernier album. Je vais quand même le dessiner, et puis je pense que ce sera suffisant. J’avoue ne pas bien comprendre certains dessinateurs qui toute leur vie ont fait les aventures de je-ne-sais-quoi, toute leur vie… Un seul personnage… Interminable. Moi ça m’ennuie un petit peu. »
« J’aime bien Adèle »
« D’ailleurs quand je reprends ce personnage, c’est presque dans des moments de régression, de retour en enfance, puisque ce sont des histoires extraordinaires où je peux faire intervenir n’importe quoi, comme je veux. Ça n’obéit pas à une logique très stricte. Il n’y en a même pas du tout ! Quand j’ai fini un bouquin, l’intérêt pour moi c’est de promettre des choses au lecteur dans le genre « vous allez voir ce que vous allez voir ! ». Mais je ne sais pas, moi, ce qui va se passer ! Et ça, c’est encore une fois le principe du feuilleton : la dernière page, la dernière image, on vous annonce des choses… On a le temps… On verra comment ça va évoluer… Mais à ce moment-là, je ne sais pas ce qui va se passer. J’ai juste une très vague idée. »
« Nestor Burma, c’est différent, puisqu’il s’agit d’adaptations des romans de Malet »
Là, l’intérêt c’est que vous n’avez pas à vous embêter avec le scénario, il est écrit. La seule chose que j’ai à faire, c’est de me concentrer sur le dessin, sur les repérages. Ce que j’aimais bien chez Léo Malet, c’est qu’il avait écrit un roman par arrondissement de Paris. Pour moi, c’était un véritable plaisir d’aller sur les lieux, de faire toutes les photos dont j’avais besoin. Je ne savais pas si Burma viendrait vers moi ou si je me trouverais dans son dos, donc je faisais les champs, les contrechamps… Ça, c’était un véritable plaisir ! J’ai dû en faire trois ou quatre [albums]. C’est pareil, ça m’amène à recommencer éternellement la même chose, donc encore une fois, j’éprouve le besoin d’aller voir ailleurs. »
« Si vous regardez les premières représentations de Nestor Burma ou d’Adèle Blanc-Sec, vous ne les reconnaissez pas… »
« Adèle, son profil a évolué. Petit à petit, vous avez tendance à caricaturer le personnage. Il y a un trait qui est venu spontanément, sans recherche particulière. Ça va, ça convient, c’est bien, alors vous restez là-dessus. C’est ce qui va amener une transformation du personnage, et aussi du dessin. Les premiers décors des Adèle sont raides… Quand je les revois – je ne les feuillette pas très souvent – je ne suis pas toujours très très content ! Ce qui veut bien dire que le dessin évolue. Votre façon d’approcher la représentation des décors, des personnages évidemment change. »
« Depuis très longtemps, ce thème de la Première Guerre mondiale m’a habité et j’ai éprouvé le besoin de dessiner ça »
« C’était dans un premier temps par rapport à un grand père… Ma grand-mère me racontait ce qui était arrivé à ce grand-père, quand j’avais cinq ou six ans et ça me terrorisait.
Longtemps après, j’ai vu les premières photos représentant les tranchées, les poilus. J’ai toujours vu ce grand-père derrière ces photos. C’est pour ça que j’ai toujours éprouvé le besoin de parler de ce conflit, par rapport à ce grand-père. J’avais là un personnage humain, vivant. Ce n’était plus des photographies ou des images de films, c’était quelqu’un qui avait vécu.
Je me disais : on lui a donc donné un uniforme, un fusil, et en gros, on l’a obligé à tirer sur des gens qu’il ne connaissait pas. En un mot, on l’a transformé en assassin… C’est comme ça que je raisonnais et je continue à raisonner comme ça. La représentation de cette guerre est passée par tous les documents qu’on peut trouver et aussi par des ouvrages d’historiens. »
« J’ai commencé timidement, il y a longtemps »
Le premier scenario que j’avais proposé à Goscinny quand j’ai commencé à publier dans Pilote, c’était une petite histoire sur 14-18. Et Goscinny me l’avait refusé en me disant : « Non, on ne peut pas se permettre de se moquer des anciens combattants. » Il a cru que je voulais me moquer. Ce n’était pas dans mes intentions. J’y suis revenu quelques temps plus tard et je n’ai cessé de travailler sur ce sujet. »
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Parution le 28 novembre 2018 – 162 pages