Comment ce célèbre jeu de lettres est né de l’esprit d’un homme, Alfred Mosher Butts, victime d’un événement majeur du XXe siècle.
L’histoire du Scrabble commence, comme de nombreux grands récits, par un sombre événement : la crise boursière de 1929. Connue sous le nom de Grande Dépression, il s’agit de la plus importante dépression économique du XXe siècle, qui s’est accompagnée d’une déflation conséquente et d’une explosion du chômage. Alfred Mosher Butts, qui est un jeune architecte new-yorkais, se retrouve alors sans emploi.
Un projet qui peine à se lancer
Passionné de jeux de lettres, il profite de son temps libre pour créer un jeu de société qui mettrait à la portée du grand public le jeu des anagrammes, jusque-là réservé aux cercles intellectuels. Il envisage très vite l’utilisation de 100 jetons, chacun correspondant à une lettre. Et détermine le nombre d’exemplaires et la valeur de chaque lettre par sa fréquence dans la langue anglaise. Il analyse alors plusieurs sources, dont un dictionnaire et trois journaux majeurs (le Saturday Evening Post, le Herald Tribune et le New York Times).
La grille telle qu’on la connaît aujourd’hui apparaît en 1938. Mais l’Américain va se frotter à une cascade de complications. Et valoriser les lettres rares ou peaufiner le plateau n’y font rien : le jeu ne parvient pas à séduire.
Un nouvel espoir nommé James Brunot
Homme d’affaires, James Brunot est conquis et contacte alors Butts (redevenu architecte entre-temps). Il lui propose la commercialisation du jeu moyennant quelques adaptations, notamment l’ajout d’une case étoilée centrale sur laquelle serait posé le premier mot joué. Mais des tensions apparaissent vite et les deux hommes se perdent de vue.
En 1948, Brunot obtient finalement les droits de fabrication et de diffusion du jeu. Il faut toutefois lui trouver un nouveau nom, puisque Lexiko (le nom originellement trouvé) ressemble trop au jeu de cartes Lexicon. Après de longues heures de recherche et de réflexion, le nom de Scrabble est déposé le 16 décembre. Une société est même créée en 1949 pour l’occasion, la Production & Marketing Company (PMC), où travaillent Brunot, sa femme et un ouvrier.
New York, berceau de la success story du Scrabble
Très vite, les ventes du Scrabble progressent (2 251 exemplaires en 1949, 4 800 en 1950, 8 500 en 1951), mais l’entreprise n’est guère florissante, et même déficitaire. Un incroyable coup de pouce va alors surgir depuis New York. En 1952, alors président de Macy’s (le plus grand grand magasin de la Grosse Pomme), Jack Strauss découvre le jeu durant ses vacances et s’étonne à son retour de ne pas le trouver dans les rayons de jouets de son magasin. Une énorme commande est alors passée à la PMC pour corriger la situation et le Scrabble devient le jeu à la mode aux États-Unis.
Plus tard, c’est au tour de l’Australie et de la Grande-Bretagne de succomber au charme du jeu de lettres. Malgré l’embauche de nouveaux employés, la PMC a du mal à faire face à l’afflux des commandes et il faut donc trouver des partenaires commerciaux et industriels. Après la Cadaco-Ellis Company, qui produit une version économique nommée le Skip-a-Cross, puis Selchow & Righter pour la fabrication du jeu standard dans ses usines, la PMC se cantonne à l’édition d’une version deluxe.
Un succès qui compte triple, voire plus, depuis des années
Malgré les moyens industriels mis en place, la demande est encore trop forte et les magasins doivent commander leurs exemplaires en quantités limitées. À la fin de l’année 1954, les ventes totales dépassent même les 4,5 millions d’exemplaires aux États-Unis. James Brunot se consacre à des versions étrangères du jeu, et des produits dérivés font très vite leur apparition : plateaux tournants, jeux en braille, version pour enfants, listes de mots. Quant au célèbre dictionnaire officiel (celui que les joueurs continuent d’utiliser pour prouver que leur mot existe), il faudra attendre 1978 pour qu’il voie le jour.
S’il cède ses droits en 1948, Alfred Butts continue de son côté d’empocher les royalties et n’apparaît que très rarement dans les médias, jusqu’à son décès le 4 avril 1993. Aujourd’hui encore, le Scrabble continue d’attirer et est même la star de Championnats du monde qui ont lieu régulièrement. Le jeu de plateau a par ailleurs su conquérir un grand nombre de célébrités. Que ce soit la reine Elizabeth II, qui se déclare passionnée en 1954, l’ancien Président Nixon, qui y voit son loisir préféré pour se détendre, ou l’alpiniste Chris Bonnington, qui a disputé des parties avec ses compagnons de cordée lors de l’ascension de la face sud de l’Annapurna en 1970, le Scrabble n’en finit pas de marquer des points.