La nouvelle création de l’immense auteur américain de comics James Tynion IV sort en France. Des hommes en noir, des sous-sols secrets, des vérités déformées, une réalité mouvante… Le tome 1 de The Department of Truth annonce un chef-d’œuvre violent et névrosé.
La terre est plate. Lee Harvey Oswald n’a pas vraiment tué Kennedy. Du moins, il n’était pas vraiment seul. Et il n’est pas vraiment mort non plus. Dick Cheney a bien des paupières verticales. Reptilien ? Des satanistes mangent tous réunis autour d’agapes régulières des bébés dodus dans des caves d’école. Comme, aujourd’hui, la peste démocrate et le pizzagate, diraient certains. La Zone 51 n’est pas un lieu d’observation des aliens, c’est un lieu géré par des êtres venus d’ailleurs. Armstrong sur la Lune ? Vous n’avez pas vu l’autre angle des images, dans lequel apparaît au fond, présence spectrale, la silhouette d’un homme café à la main, spectateur satisfait de sa mise en scène ? On parle du World Trade Center ? Prenez n’importe quel événement et soyez sûr qu’on vous ment… Là, dans la masse, quelque chose existe.
Lors d’une conférence de platistes (ceux qui sont convaincus que la Terre est plate), l’agent Cole Turner, expert des théories du complot et de la frange extrémiste qui les développe, se retrouve embarqué dans un délire surréaliste jusqu’à être recruté par le département de la Vérité. Des spécialistes, qui œuvrent en secret, y ont carte blanche pour lutter contre la propagation de théories complotistes, des plus répandues aux plus dingues. C’est le début d’une quête insensée au cours de laquelle il y aura plus de questions que de réponses. Cole Porter se retrouve dès lors aux frontières du réel.
Vérités mutantes, piège vertigineux et code de l’horreur
Des événements réels de l’histoire, les complots qui en découlent, des agents aguerris prêts à tout voir, tout entendre, bien au-delà de l’invraisemblable, des manipulations… Rien de fortuit, ici, dans l’utilisation de la baseline de X-Files, probablement une importante influence pour le scénariste et le dessinateur de The Department of Truth, James Tynion IV et Martin Simmonds, dont le tome 1 sort en France vendredi 28 janvier. Mais, ici, la vérité n’est pas ailleurs. Elle est autre. Alternative.
Alors que les États-Unis sortent à peine de quatre ans frappés du sceau dégoulinant des fake news, The Department of Truth s’empare des théories du complot et des limites de vérités mutantes avec les codes de l’horreur. Dans ce monde, le nôtre, les croyances prennent corps. À force de croire, la réalité se distord et une autre se forge. Le complot est un démon vorace, une masse en mouvement, une épidémie qui se propage dans les esprits, les regards, les vies, les souvenirs, les rêves, les cauchemars.
Une théorie du complot, c’est un scénario. Chaque mot, chaque image compte. C’est une fiction qui aliène. Comme The Department of Truth nous entraîne dans un vertige qui nous piège, les repères s’effacent, les frontières s’amenuisent, se brouillent, se reforment là où personne ne les attendait. Le grand problème, là, c’est de savoir de quel côté on se trouve. Ainsi, cette nouvelle série rappelle-t-elle aussi la Guerre froide. Deux blocs, du noir, du rouge, des vérités, des contre-vérités, des forces contraires omnipotentes et des badauds qui gobent à droite, qui gobent à gauche.
Esthétisme nerveux et hypnotique pour propos enragé
Comme Neo et sa matrice, comme Alice et son pays des merveilles, Cole Turner passe de l’autre côté du miroir, tombe dans le trou du lapin. La violence des discours, la confusion des genres et des réalités, le doute, la folie des idées et de ceux qui les véhiculent transpirent, dans un trait dont on sent qu’il pourrait salir à vie les doigts du lecteur. Le dessin n’est que jet de poussière, de postillons, de larmes, de sang. Comme un geste d’aquarelliste déglingué. Cet esthétisme nerveux et hypnotique évoque le cahier d’un psychotique au contenu dense et raturé, impulsif et maladif.
La forme s’est imprégnée sans détour de la violence du fond, comme le complot a sucé le sang de la réalité jusqu’à la remplacer. La composante de cet univers visuel, c’est la suie sur un document compromettant à moitié brûlé, c’est le grain épais d’une vieille pellicule que l’on a voulu modifier, détruire. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Croyez bien ce que vous voulez. Mais vous n’êtes pas prêts.
James Tynion IV et Martin Simmonds offrent une radiographie enragée d’une Amérique qui a toujours fondu le factuel dans le fictionnel pour écrire une légende au détriment de l’histoire, la vraie. En quoi croire ? En ces mots : The Department of Truth est une création magistrale. Incroyable.